DISCOURS DE RÉGIS CAMPO - CÉRÉMONIE D'INSTALLATION À L’ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS LE MERCREDI 3 AVRIL 2019

INSTALLATION DE RÉGIS CAMPO À L’ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS AU FAUTEUIL DE CHARLES CHAYNES, MERCREDI 3 AVRIL 2019 SOUS LA COUPOLE, INSTITUT DE FRANCE
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crédit Académie des beaux-arts / Patrick Rimond
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Discours de Régis Campo

Je dois maintenant me rendre à une terrible évidence : c'est le moment !
Plus le temps de m'enfuir.
De me cacher tout en haut de la Coupole.
La Garde républicaine, avec mon très respectable Secrétaire perpétuel, m'auront vite retrouvé.
Et nous voilà parti pour un exercice de style presque impossible.
Faire l'éloge de son prédécesseur et qu'on admire tant ! 
On se sent en quelque sorte impressionné et on doit s’y reprendre à plusieurs fois : Le sujet est vaste.
Je m'y suis pris à plusieurs fois.
Et même dans divers styles : Comique ? Tragique ? Académique ? Ébahi ?
Ou encore : Farceur ? Pachydermique ? Névrotique et mesquin ? Alcoolique et ingérable ? Jupitérien et élyséen ?
Rien de tout cela.
J'ai choisi la simplicité.
Celle que l’on trouve devant un vrai grand que l’on aime.
Car je me suis souvenu du regard de Charles Chaynes auquel j’ai l’honneur de succéder.
Oui, de son simple regard.
De ses grands yeux.
Charles Chaynes a su garder les yeux émerveillés d'un enfant. 

LES MÈRES DES COMPOSITEURS

Dans sa ville natale de Toulouse, sa mère, pianiste et organiste, va guider sa vie de jeune musicien.
« Ma mère, disait Charles Chaynes, tenait l'orgue à l'église. J'ai gardé de ces dimanches le souvenir de quelque chose de tout à fait extraordinaire, d'un peu fantastique. » Je l'imagine, perché en haut de cette tribune de l'orgue, comme en haut du mât d'un navire. Le petit Charles rêve à des choses fantastiques : son imaginaire d'enfant se met en route.
C'est un moment magique de l'enfance auprès de sa mère et qui restera imprimé toute sa vie.
Tout compositeur n'oublie jamais la voix de sa mère.
Nos mères nous donnent déjà dans leurs ventres, les premières pulsations de notre musique : elles nous les donnent par leurs battements de cœur. 

APPRENTISSAGE 

Dès l'âge de 5 ans, Charles Chaynes apprend le violon avec son père Irénée Chaynes, un violoniste d'exception.
Son père le pousse à étudier l’harmonie et le contrepoint à 12 ans. C'est le temps des premières compositions.
Combien nos pères nous auront guidés avec génie toute notre vie d'artiste et d'homme.
Enfant, j'étais fasciné par une peinture de mon père : une copie de L'Homme au casque d'or de Rembrandt. Ce tableau représentait dans la pénombre un soldat au regard menaçant.
Cet Homme au casque d'or semblait me suivre du regard lorsque je me déplaçais dans le salon. J'étais persuadé que la peinture était vivante et que les yeux de L'Homme au casque d'or bougeaient. J'aimais parfois me faire peur en regardant cette peinture.
Un monde imaginaire rentrait dans ma vie.
Bien plus tard, je découvre à Amsterdam la peinture originale de Rembrandt : c'était une bien pâle copie de la peinture de mon père. Car les yeux de L'Homme au casque d'or ne bougeaient pas. Énorme déception. Rembrandt avait très mal copié le tableau de mon père.
J'ai alors compris que, depuis notre enfance, nous nous approprions les œuvres d'art que nous aimons. Nous les transformons en de nouvelles œuvres que nous créons toute notre vie.
À 17 ans Charles Chaynes poursuit ses études au Conservatoire de Paris. Il mène le métier de violoniste dans des orchestres réputés mais aussi dans les cabarets et les opérettes. Durant cette période il devient maître dans l'art de l'orchestration.
Je le cite :
« J'ai tellement appris, comme violoniste d'orchestre pendant ces années de guerre et d'études que je n'ai jamais eu à ouvrir un traité d'orchestration par la suite. »
En 1948, Charles Chaynes est l'élève de Darius Milhaud, ce marseillais à la musique si chaude et si colorée.
Lors de ses études, l'un de ses professeurs du Conservatoire lui dit « vous n'en faites qu'à votre tête ».
Quel merveilleux défaut pour un compositeur.
Si nous sommes d'ailleurs tous réunis aujourd'hui, sous cette prestigieuse Coupole, c'est bien parce ce que « nous n'en faisons qu'à notre tête » depuis notre enfance !

LUMIÈRE DE ROME 

En 1951, Charles Chaynes obtient le prestigieux Prix de Rome et c'est le départ émerveillé en Italie comme pensionnaire de la villa Médicis pour 3 ans.
Rome demeure l'essentiel pour lui.
Rome sera le centre de ses influences méditerranéennes, la cité de la liberté et de la lumière par excellence.
Il va connaître alors l'Italie : les villages italiens quasi moyenâgeux des années d'aprèsguerre, les villes de Toscane, les musées étrusques, la peinture de la pré-Renaissance italienne.
La peinture aura une influence majeure dans son œuvre de compositeur. Mais je suis surtout troublé par son admiration pour l'art d'un Douanier Rousseau. Charles Chaynes y décèle (ce sont ces propres termes) une grande imprégnation émotionnelle cachée par le talent de coloriste de ce peintre.
Méfions-nous de la fausse simplicité des créateurs, celle d'un Olivier Messiaen, d'un Erik Satie ou du peintre Miró. Cette simplicité cache souvent très enfoui un regard cru, violent et profond sur la vie, la mort.

L'HOMME DE RADIO

En 1957, Charles Chaynes devient producteur à la RTF (la Radiodiffusion-télévision française), l'actuel Radio France. Les responsables de la radio française sont des poètes et des compositeurs : Jean Tardieu, Paul Gilson, Henri Dutilleux ou encore Henry Barraud.
Avec son ami de toujours, le compositeur Marius Constant, il est responsable du programme musical d'une grande station de radio « France IV » qui deviendra France Musique.
En 1965, il devient alors le directeur de cette radio pendant 10 ans puis il est nommé à la tête du service de création de la Maison de Radio France. Il comprend que la vie de compositeur est une vie de partage dans la société, hors des combats de clochers.
Je le cite.
« La radio m'enrichit considérablement, car elle permet de vivre dans un climat de musique vivante. Elle nous tient au courant de tout ce qui se passe, aussi bien chez nous qu'ailleurs. Par elle, je me sens constamment en mouvement : elle évite la sclérose et incite à écrire de la musique ! » Charles Chaynes est partisan d'une musique libre et sans système. Il nous dit : « primauté à l'élément émotif sur la technique pure ».
Mais plus encore, il nous avoue au détour d'une interview :
« Je suis un romantico-lyrique ! »
Charles Chaynes, un romantique !
C'est que là, nous nous approchons fatalement d'un domaine intime mais essentiel… 

LA FEMME

Lors de ses études au Conservatoire de Paris dans les années 50, Charles Chaynes rencontre une jeune pianiste, Odette Decaux. Elle étudie le piano, l'harmonie, l'histoire de la musique et la musique de chambre. Odette et Charles forment un duo de musiciens inséparables.
Odette sera son épouse pendant près de 70 ans.
Dans l'amour absolu et éternel, un plus un n'égale pas deux, mais l'infini.
Odette et Charles est un couple idéal, où musique, création et amour seront à tout jamais emberlificotés.
Odette Chaynes, grande musicienne et véritable oreille, devient un très grand chef de chant pour de très nombreux opéras comme Le Grand Macabre de György Ligeti ou Saint-François d'Assise d'Olivier Messiaen.
Grâce à son épouse, Charles Chaynes vit l'opéra.
Odette a été, pour reprendre les propres termes du compositeur, « la chance de [sa] vie » accompagnant toutes ses grandes créations musicales : ses œuvres pour piano (toutes écrites pour elle) et ses opéras.
Il nous dira d'elle : « elle sait exactement tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai imaginé, une musique incluant la passion émotionnelle. » Vous vous rendez compte ? « Une épouse qui sait exactement ce que l'on pense. » Vous imaginez le danger, si une telle chose est possible…
Une phrase de Sacha Guitry sur les femmes me revient à l'esprit : « je suis contre les femmes, tout contre.» 
Comme Sacha Guitry, soyons donc tout contre les femmes. Hâtons-nous de composer de la musique tout contre les femmes. Faisons absolument tout, mais tout contre les femmes !...
Mais là je m’égare, revenons à notre sujet.

TEMPS ORIENTAL 

À 22 ans à Marseille, je rencontre pour la première fois Charles Chaynes.
Un grand festival de musique à l'abbaye de Saint-Victor lui rend hommage et le compositeur est présent durant le concert.
Son épouse Odette interprète sa suite pour piano, M'Zab, inspirée par un voyage au Sahara algérien.
J'écoute cette musique à la fois incantatoire, méditative, percutante.
Et ce soir-là, je voyage dans mon esprit.
Je voyage vers l’Afrique, comme si cette abbaye, tout proche du Vieux-Port, se décollait du sol et quittait le port pour traverser la mer Méditerranée.
Charles Chaynes nous décrit poétiquement cette œuvre comme une « lointaine rémanence fugitive de sonorités locales, dans une appréhension toute orientale de ce temps, prisonnier d'un processus obsessionnel. » Il ajoute : « Alors le rêve s'incarne, intemporel dans la musique qui s'écoule dans son temps propre. » Cette abbaye de Saint-Victor a peut-être bel et bien bougé, navigué sur les mers. Cette abbaye s'est peut-être véritablement transformée en vaisseau m'amenant vers un ailleurs d'où je ne serais jamais revenu. C'est peut-être le voyage oriental de tout créateur durant toute sa vie : prendre un billet aller simple et partir pour toujours.
Je cite encore Charles Chaynes :
« Partir à la recherche de la magie, retrouver en [soi]-même une part de cette magie toujours inhérente aux domaines artistiques. » En 1983 la grande cantatrice Christiane Eda-Pierre lui inspire son premier opéra Erszebeth créé à l'Opéra de Paris. Cet ouvrage lyrique relate la vie d'une comtesse hongroise, condamnée pour avoir torturé et assassiné 600 jeunes paysannes dans les souterrains de son château.
Un sujet d'opéra bien truculent et festif...
L'opéra est un succès considérable.
Olivier Messiaen, bien que horrifié par le sujet, vient le féliciter et saluer une musique magnifique.
Fort de son succès, Charles Chaynes écrira quatre autres opéras : Noces de sang, Jocaste, Cécilia, et en 2007, Mi Amore. Quatre opéras dans lesquels la femme aura toujours un rôle dominant et hors des normes. 
Car Charles Chaynes se disait « féministe » avant l'heure ! 

LE MYSTÈRE, LE MERVEILLEUX

Dans l'acte créateur, Charles Chaynes place l’instinct au-dessus de tout.
Le geste naturel et vif de l'enfant qui saisit un objet : sans y penser.
Il nous confie : « composer est livrer la part cachée de soi-même, l'être mystérieux, à l'autre qui nous paraît inaccessible. » Oui.
« Livrer la part cachée de soi-même à l'autre. » L'œuvre musicale surgit dans un élan amoureux et irrépressible.
Car l'œuvre musicale est un don mystérieux du cœur.
Le compositeur Henri Dutilleux aimait aussi ce mystère de l'instant dans l'acte d'écrire de la musique.
Le mystère de l'instant ! Tous mes amis créateurs, présents ici, connaissent bien la recherche de cet instant magique !
L'instant rare où une idée inattendue apparaît, alors, on s'émerveille, le cœur enfoui dans « une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. »« Une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part ». J'aime cette phrase incompréhensible de Blaise Pascal, mais elle est si belle...
J'ai le sentiment qu'aujourd'hui, sous cette Coupole, nous nous retrouvons tous réunis, peut-être, dans une sphère infinie dont le centre est partout... dont le cœur est partout !
Charles Chaynes avec son sens du merveilleux prolonge l'héritage des grands maîtres français : Olivier Messiaen et cette idée d’éblouissement musical, Henri Dutilleux et son amour du vertige et du sacré, et puis, Maurice Ohana avec ses délires incantatoires.
Charles Chaynes était aussi un homme de foi, un chrétien qui se nourrissait des traditions orales extra-européennes : Chine, Nord de l'Inde, Japon, Azerbaïdjan, Gabon, Burundi et tant de pays d’Afrique et d'Orient.
Il restera surtout cet homme créateur qui gravit le mont Sinaï pour retrouver le Buisson ardent dont parle la Bible.
Ce surgissement miraculeux de l'idée musicale qui nous fait frissonner et nous plonge dans l'émerveillement.
Cet état d'émerveillement que nous guettons à chaque instant de la vie.

LA TENTATION DE LA JOIE 

Nous aimons tous créer.
Créer pour les autres.
Cela nous remplit de joie.
Et nous aimons faire partager cette joie.
La joie n'a rien à faire avec l’optimisme ou le pessimisme.
La joie nous protège contre la tentation du mal et contre les cruautés de la vie.
La joie est comme une relation d'amour au monde.
Mais elle doit se travailler.
Et c'est un combat journalier avec soi-même pour la conserver.
Car la joie est une petite flamme que l'on doit protéger : elle peut très vite s'éteindre.
J'aime cette citation d'Olivier Messiaen parlant du sourire de Mozart :
« Malgré les deuils, les souffrances, la faim, le froid, l’incompréhension et la proximité de la mort, Mozart souriait toujours. Sa musique souriait aussi. » 
Mozart disait à ses amis : « avant de te jouer quelque chose, dis-moi que tu m'aimes. » 
« Dis-moi que tu m'aimes. » 
Je vous avais promis un discours tout simple et voilà que je deviens sentimental. 

Et pour tout vous dire, j'aurais aimé écrire un discours un peu plus farfelu en vous inventant des histoires impossibles en faisant croire qu'elles sont vraies.
Car je rejoins aujourd'hui une Compagnie de créateurs et d'inventeurs géniaux. Toujours en train d'inventer des mondes incroyables...
J'aurais aimé vous échafauder bien des histoires fantastiques.
Comme...
Vous faire croire que j'avais trouvé gamin la partition d'orchestre Transmutations de Charles Chaynes sur un banc d'une ruelle mystérieuse de Marseille. Et y déchiffrer des notations ésotériques.
Ou bien...
Avoir assisté à un numéro de magie dans un cabaret : Laurent Petitgirard, habillé en maharajah et orné d'un turban, faisant léviter dans les airs une magnifique danseuse persane.
J'aurais aimé enfant aussi voir descendre une Montgolfière. Voir Yann Arthus-Bertrand me demander de le rejoindre avec mes amis académiciens, tous installés dans la nacelle, et partir pour un voyage mystérieux dans les airs.
Nous ferons ce voyage...
J'aimerais surtout, un jour, retrouver sur une île lointaine le compositeur Charles Chaynes, et lui exprimer toute ma fidélité et mon admiration.
Et ce jour arrivera aussi. 

Mes chers confrères, vous m'avez appelé parmi vous, et pour toujours.
Je vais partir avec vous dans cette Montgolfière dorée qu'est cette Coupole pour ce voyage dans les airs.
En prenant place à ce septième fauteuil de la section de Composition musicale, je succède à de biens illustres prédécesseurs.
Olivier Messiaen. Marius Constant. Charles Chaynes.
Je serai donc un Immortel... mais immortel uniquement jusqu'à ma mort.
Pour terminer, qu'il me soit permis de vous raconter une anecdote.
Le 26 octobre 2017, je traverse le quai Conti, j'entre dans le palais de l'Institut de France et je rencontre, pour la première fois, le poète, romancier et dramaturge René de Obaldia de l’Académie française.
C'est un coup de foudre amical.
Nous nous sourions. Nous rions. Et puis, nous parlons de choses fondamentales : le porto, les courses de puces dans un camp de prisonnier en Pologne, Michel Simon et sa relation particulière avec sa guenon Zaza.
Et puis, je demande à René de Obaldia : « Mais quel est le secret de votre longévité ? » 
Il me répond aussitôt : « Je m'ébaubis de la vie, chaque matin à mon réveil ». 
S'ébaubir : j'adore ce mot de langue française.
Il me dit alors : « J'ai l'impression que la vie est un songe. Non ? » Je lui réponds : « Ah oui, c'est possible. »
Oui, c'est peut-être vrai que la vie est un songe.
Je commence maintenant à mieux comprendre ce qu'il voulait me dire : vivre la vie comme dans un songe.
Ce jour-là, René de Obaldia m'a donné une grande leçon de vie que je garderai toujours en mémoire : s'émerveiller.
Oui.
Ne jamais oublier de s'émerveiller.
S'ébaubir. 
C'est une simple question d'entraînement en fait.
Mes chers confrères, c'est une joie indescriptible de rejoindre votre Compagnie.
Je suis assez ébaubi !
Et je suis en train de vivre aujourd'hui, grâce à vous tous, un moment essentiel de ma vie, délicieusement perdu dans un songe.

Merci.




© 2019 Quentin Lazzarotto/Nébuleuse Productions

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