INTERVIEW WITH RÉGIS CAMPO ABOUT ARVO PÄRT, PHILIP K. DICK, THE QUANTIC THEORY, SPINOZA AND DELEUZE ! FROM "ARVO PÄRT / PHILIP K. DICK - ÉTHIQUES DU TEMPS" BY CHRISTOPHE FRANCO-ROGELIO (2014)

Extrait de Arvo Pärt / Philip K. Dick - Éthiques du Temps par Christophe Franco-Rogelio  (pages 239-244 éditions du Camion Blanc, 2014)

Je pose alors ma première question, suite a l’évocation par mon interlocuteur de l’ouvrage I’Univers élégant de Brian Greene (2) :
« Qu’est ce qui vous a amené à vous intéresser à la physique quantique et est-ce que ça a pu avoir une influence ou un rapport avec votre activité de compositeur ? »
Régis Campo explique alors l’origine de la théorie quantique, en insistant notamment sur l’aspect expansif de l’univers qui sous tend cette théorie, les liens avec l'étude de la matière noire, me demandant
cependant de vérifier la véracité de ces liens par ailleurs. En évoquant |’étude de l’univers prenant pour point de départ le Big Bang « ça donne une théorie très complexe d’expansion, qui n’est pas une conception dogmatique, fermée. ».
Poursuivant sur l’étude de l’infiniment petit (qui est l'objet même de la physique quantique) « l’infiniment petit, dans la théorie quantique : on ne peut pas localiser précisément une petite particule, elle a plusieurs positions possibles »

A ce moment, la discussion change de fil ; nous butons sur la recherche d’un terme définissant le passage de l’infiniment petit à notre échelle. Terme
qui a mon avis devait être décohérence. C’est un des phénomènes les plus surprenants de la physique quantique : la cohérence quantique est en effet la
superposition d’état que subit une particule quantique, la décohérence étant la résolution de cette superposition (l’expérience dite du « chat de Schrodinger » décrit cette situation).

Régis Campo poursuit donc la discussion en parlant de la théorie des cordes, théorie « du tout » qui suppose la présence de minuscules cordes dans la
structure des particules, qui fait le lien avec la musique, et dont le but premier est de relier la description de l’univers a notre échelle et a celle de l’infiniment petit.
« Cette théorie des cordes est une des théories physiques les plus musicales qui soient, puisqu’à l’origine on pense que ce sont des petites vibrations,
comme des cordes de piano, qui existaient avant le Big Bang [...] »

Je réponds en demandant à mon interlocuteur si cette théorie a pu avoir une influence sur son travail de compositeur, peut être a travers la notion de modèle de construction. Il répond alors :
« Un des compositeurs qui pense le plus a la résonance et aux harmoniques c’est Debussy [...| ensuite si on continue dans les années 70 c’est le mouvement spectral, Gerard Grisey, Tristan Murail et d’autres compositeurs [...] »
Régis Campo explique alors le processus de composition spectrale, basé sur le transfert de la structure interne d’un son a la dimension de la forme :
« C'est très ‘théorie des cordes’ : à partir d’une seule note on obtient tout un univers. »
« Ca a été une des bases pour construire des œuvres et y introduire la micro-tonalité puisqu’avec les harmoniques, plus on va dans les aigus, plus les
écarts sont resserrés et plus on dépasse le système tempéré qui est une habitude culturelle. »
« Aujourd’hui plus personne n’écrit comme ça, mais ça a donné une ouverture au son pour lui-même. On est s’est dit : pourquoi une musique sonne
bien ? Souvent c’est parce qu’elle est en accord avec des lois physiques. »

J'interviens alors en appuyant le fait que c’est précisément ce que j’essaie de découvrir chez Pärt et Dick ; si cette nécessité d’une structure « naturelle » guide leur processus création et de quelle manière.
Régis Campo rebondit donc sur ma remarque, pour évoquer la crise de composition qu’a vécue Pärt dans les années 70 (de 68 à 76 Pärt n’a composé
qu’une seule œuvre, sa 3° Symphonie) :
« Il cherchait sa respiration à lui. Je crois que c’est le cas de beaucoup de compositeurs, comme Grisey qui essayaient de s’échapper de la musique dodécaphonique/sérielle. »
« Une de ses premieres pièces pour piano, avec ce tintinabulli , son principe : Für Alina, c'est vraiment le fondement de toute sa musique, il joue sur les résonances. Avant d’écrire cette piece il a transcrit beaucoup de plain chant, il a beaucoup étudié le chant grégorien, c’est ça qui lui a mis la puce à
l’oreille à mon avis. » Puis : « On voit qu’il est intéressé par la résonance du piano ». En parlant des échelles limitées utilisées par Pärt, mon interlocuteur se rend compte qu’il a justement dans son sac des œuvres de Cage, Dream et In a Landscape, très proches de l’esthétique de Pärt. Les jouant au piano : « C'est très proche des études de Glass, c’est le même minimalisme, alors que Cage, Glass et Pärt sont très différents. Mais ils restent figés sur les
mêmes notes, et souvent au piano. »

Après avoir échangé sur ces œuvres de Cage, la discussion reprend de manière surprenante sur le sujet de Philip K. Dick, Régis Campo constatant qu’il
y a un lien entre lui et John Cage : « John Cage après ça travaille exactement comme K. Dick quand il écrit Le Maitre du Haut-Chateau, avec
le Yi King ; je me demande s’ils n’étaient pas en Californie au même moment d’ailleurs. »
A ce moment je signale que j’aborde le sujet dans un article que j’ai rédigé par ailleurs dans le cadre de mes études. Puis nous continuons de discuter des liens entre K. Dick et Cage ; Dick était mélomane (3) et parle de Cage dans un court texte ayant trait au Yi King (4).
J'ajoute que Dick s’intéressait à la physique quantique, ce qui apparait dans une interview ayant récemment fait surface sur internet, et que
l'utilisation du Yi King (et donc d’un certain hasard comme le souligne Régis Campo) correspond a une certaine idée de respect de la constitution de l’univers.
Après que mon interlocuteur ait évoqué la place du hasard chez certains compositeurs européens, et de la relativité des temps chez Ives, l’enregistrement prend fin.

Par la suite, en « off », notre discussion a repris, notamment sur l’importance de Spinoza comme penseur de la totalité, et dont on peut peut-être retrouver des traces chez Dick, très intéressé par la
philosophie, allemande en particulier.
Cet entretien s'est déroulé de manière très libre, notre ambition d’en faire un entretien semi-dirigé s'est finalement transformée, Régis Campo faisant les liens de manière immédiate entre les sujets que j'avais évoqués quelques minutes auparavant.
J’ai pu ainsi noter que mon interlocuteur s’intéressait bien plus a l’implication philosophique des concepts scientifiques (on parlera en « off » de musique des sphères) qu’a leur fonctionnalité directe
dans un système musical, ce qui en définitive est bien plus logique ; l’étape du processus de conceptualisation indiquant bien plus la nature profonde des choix lexicaux que les concepts finis. Dans la
théorie des cordes ce qui est signifiant est moins le phénomène lui-même que l’idée d’un univers dont les éléments micro et macro structurels sont directement reliés les uns aux autres par un élément
fondateur proche du fonctionnement musical, un élément vibratoire.
Cet entretien nous a permis également d’ouvrir une nouvelle piste de recherche, a travers le personnage de John Cage, dont nous savions qu’il était lié à Philip K Dick, mais dont les liens musicaux avec Arvo
Pärt ne nous avaient pas autant interpellés.
De plus la discussion sur Baruch Spinoza nous a incités a nous intéresser a ce penseur de manière plus approfondie. Gilles Deleuze, qui joue un rôle central dans notre recherche (notamment pour son
analyse des processus de conceptualisation évoqués plus haut), considère Spinoza comme l’un des plus grands philosophes, si ce n’est le plus grand (5).
En conclusion nous constatons que l’enquête de terrain peut dans notre cas être particulièrement utile, afin d’obtenir des informations précieuses d’ordre esthétique, mais également technique. Le
choix de l’interlocuteur étant crucial, nous pensons que dans notre cas il était idéal ; |’entretien a pu ainsi se dérouler de manière naturelle et bien que tous les sujets n’aient pas été évoqués (la religion n’apparaît
pas dans notre échange), d’autres ont pu apparaître et nous inciter a enrichir notre démarche.

Notes :
2. Brian GREENE, L’univers élégant, Paris, Gallimard, 2005
3. Dick était un grand amateur de Dowland, Sibelius, Mahler ainsi que de groupes comme Jefferson Airplane et Grateful Dead. Ces noms reviennent régulièrement dans ses interviews mais aussi dans ses
ouvrages. Le roman Flow my tears! the policeman said doit son titre à l'œuvre de Dowland Flow my tears
4. Philip K. DICK, La schizophrénie et le Livre des Changements, op.cit., p.33
5. Pierre-André BOUTANG, L'Abécédaire de Gilles Deleuze, DVD, Paris, Editions Montparnasse, 2004




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