"HOMMAGE À FRÉDÉRICK MARTIN" PAR RÉGIS CAMPO - LA REVUE LITTÉRAIRE MARS-AVRIL 2017 Nº67




La Revue Littéraire mars-avril 2017 nº67
"Hommage à Frédérick Martin" par Régis Campo, pages 79-85
Les dernières semaines de la vie du compositeur Frédérick Martin furent bouleversantes.
Compositeur génial, indépendant, solitaire, il luttait fièrement contre le cancer. Jusqu'au dernier
moment, il composait dans sa chambre d'hôpital : le papier à musique s’étalait sur ses draps.
*
Qu'est-ce qu'un créateur indépendant ? Tout le monde veut l'être.
Cioran écrit : "Tout désir suscite chez moi un contre-désir, de sorte que seul compte 
ce que je n'ai pas fait".
Toute création suscite son rejet : pourquoi ne pas critiquer, rejeter, détruire son oeuvre ? 
Etre indépendant c'est être contre l'idée d'être indépendant aussi. 
C'est l'être et ne pas vouloir l'être. Ni l'un ni l'autre.
*
Il est l’auteur de 3 symphonies, de 8 quatuors à cordes, de 166 numéros d’opus.
Il était si indépendant et peu accommodant qu’il a payé sa liberté par le silence
du milieu musical parisien.
Comme Baudelaire, peut-être pouvait-on parler de guignon ? 
Il a cependant laissé quelque chose d’ineffaçable, de « romantique »,
qui fait que l’on ne l’oubliera pas.
*
Frédérick Martin m'avait annoncé sa mort dans  les douze mois à venir.
J'étais pétrifié. Il a alors maitrisé ce dernier temps de vie en composant, en recevant ses amis.
Ce temps était de l'or pour lui.
*
Je me revois apporter à Frédérick Martin la toute dernière oeuvre de sa vie. 
J'avais recopié au net pour lui sa huitième sonate pour piano d'après ses brouillons.
Frédérick vivait sa dernière semaine dans le service des soins palliatifs.
Je lui demande : "Ta sonate est-elle bien terminée ? Veux-tu continuer ?
Doit-on jouer la dernière page pianissimo ?"
Réponse magnifique : « Oui, elle est achevée, et si j’ajoute quelques mesures,
autant en écrire une nouvelle".
*
Terminer une oeuvre : la laisser à son ordre secret, la laisser vivre avec ses écarts
par rapport à une symétrie parfaite.
La beauté n'est pas symétrie parfaite : « Les brisures de symétrie engendrent la dynamique" écrit l'astrophysicien Jean-Pierre Luminet.
Les brisures de symétrie en physique comme dans les arts engendrent le beau, la surprise, le mouvement.
*
La création artistique est "une riposte vitale" à notre temps organique,
à notre mort programmée, à notre vie trop brève. 
Elle défie notre horloge naturelle, nos maladies, nos souffrances.
Le temps musical est un espace de liberté, un temps libre, un outretemps. 
C'est un refus de la mort, une suspension du temps.
Je l'ai fortement ressenti dans la dernière année de la vie de Frédérick Martin, qui se savait condamné.
Sa musique le rendait invincible, faisait reculer sa maladie, ralentissait le compte à rebours. 
La musique, comme la foi, peut le faire. Je l'ai observé.
*
François Truffaut fuyait les temps morts au restaurant, la monotonie de la vie, la bureaucratie par le temps cinématographique de ses films.
Pendant les tournages, il voulait aller toujours plus vite, "riposte vitale" à notre mort programmée...
*
Ecrire, composer, peindre : reconstituer une oeuvre dont on a l'étrange prémonition, 
la vision avant de la créer.
Dieu a créé l'univers. Dieu n'a pas inventé l'univers. 
De même, l'Art ne se résume pas à de l'invention, c'est de l'enfantement pur et simple. Et si possible monstrueux.
*
J'ai assisté au mariage du compositeur Frédérick Martin aux soins palliatifs : 
J'étais l'un des témoins de ce mariage inattendu. 
Il rayonnait en compagnie de sa famille, de ses amis, de sa femme Flore.
Il y avait ces deux charmantes représentantes de la mairie du 15ème arrondissement. 
Elles étaient soulagées de nous sentir tous "croyants », catholiques, et de pouvoir prononcer devant nous le mot Dieu en toute impunité.
*
Créer m'a donné la foi. Et la foi me donne envie de créer.
Le mouvement perpétuel enfin trouvé.
Peut-être cette foi existait-elle en moi, enfouie.
*
Ma colère est bénéfique et créatrice. Elle fait construire des cathédrales, des symphonies. 
Contre le mauvais sort, les impostures artistiques, les Rastignac, les réactionnaires 
et les faux anti-réactionnaires. 
Contre moi-même surtout.
*
J'aime imaginer. J'ai toujours aimé imaginer des situations futures. Qu'elles se produisent 
ou pas, peu importe.
Cette imagination créatrice contamine tout dans mon esprit. Vie créatrice,
vie privée, vie professionnelle, santé.
La musique me cherche au lieu que je la cherche ! J'ai toujours pu rattraper une oeuvre musicale, la corriger, la sauver, la métamorphoser.
Un amour manqué ne peut jamais se reprendre, il est foutu pour toujours.
L'imagination danse et chante pour moi, je ne fais que cueillir les idées musicales, ces harmonies, ces ritournelles, ces timbres, ces couleurs.
Bonnes ou funestes idées, peu importe, j'imagine dans un vertige.
"J’eus le vertige et je pleurai car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural
dont les hommes usurpent le nom, 
mais qu’aucun homme n’a regardé : l’inconcevable univers". Cet objet, l'Aleph,
dont parle ici Jorge Luis Borges, 
n'est que mon oeuvre musicale terminée, inconcevable univers infini, à la symétrie cachée.
Je ne peux que l'observer et pleurer alors.
*
Et je relis Borges, Duras, Millet, Proust, Simon, Cohen, 
Céline, Vialatte : les grands écrivains sont des monstres. 
Ils "montrent" leur style unique.
Ils créent monstrueusement et de toutes pièces leurs oeuvres mais aussi leurs détracteurs, 
rageuse création spontanée !
On ne leur pardonnera jamais leur grand style, denrée rarissime à notre époque.
Qu'est-ce qu'un style ? Juste une petite trouvaille, une petite musique mais de taille !
Messiaen, Wagner, Miró, Prokofiev, Ligeti, Stravinsky, Picasso, Boulez, Kubrick :
d'autres monstres aussi.
Et Maurice Ohana, combien donc.
Les grands créateurs inventent aussi une nouvelle chronologie; c'est l’Ulysse de Joyce 
qui a inspiré Homère, et non l'inverse.
*
Avoir la nostalgie du futur. 
Construire le futur d'oreille comme on doit écrire un roman "à l'oreille".
J'aime quand on dit "composer un roman" comme on dit "composer un opéra".
Et puis j'écris ce texte "à l'oreille" comme j'écris des notes de musique.
*
Les oeuvres d'un créateur sont ses enfants mais deviennent le père du créateur avec le temps. 
Alors le créateur est enfanté par ses propres créations, comme si elles existaient avant lui. 
Nos oeuvres ensemencent la réalité, nos vies ici-bas.
Et arrive le moment où l'on peut aller mourir car tout est dit. La messe est dite.
*
Créer veut dire admettre sa solitude. J'ai imaginé les derniers temps du compositeur Frédérick Martin devant ses portées de musique à écrire sans fin.
Cette vie d'ici-bas n'est que solitude, notre cerveau enfermé dans un crâne. Elle n'est que compagnies et mauvaise comédie sociale.
L'amitié : deux solitaires qui se croisent, se reconnaissent. 
*
Et puis j'ai vu Frédérick Martin mort, couché dans son cercueil ouvert, le visage hiératique, 
comme un tsar. 
Sa mère de 80 ans l'embrasse sur le front, ses amis sont en demi-cercle. 
On écoute dans un grand silence ces notes de piano diffusées par un petit magnétophone.
Cette présence des morts, plus vive que les vivants à ce moment-là...
Des mois plus tard, je parcours des livres gardés de sa grande bibliothèque, je découvre alors ses annotations dans la marge des pages.
J'attends sa voix, venant d'un ailleurs.
Les morts resurgissent, ne nous lâchent jamais. Ils nous sourient.
Rien de morbide à cela. Ils sont nos greffes pour la vie. 
J'ai des greffes dans mon corps : plusieurs disparus, mais aussi des greffes du Sacre du printemps.
Mais ses greffes doivent tenir, c'est notre dette ici-bas.
*
Je revois la Chambre verte de Truffaut : son meilleur film. Je suis bouleversé.
C'est une gloire aux morts, ces morts qui nous observent.
*
Je compose mon sixième quatuor à cordes immédiatement après sa mort. Mon seul matériau musical est les trois derniers accords des dernières mesures son ultime sonate pour piano.
J'ai lu les dernières notes composées de la vie d'un compositeur : elle se répétaient sans fin.
La forme de ce quatuor à cordes est apparu entièrement dans mon esprit. 
Tout en symétries faussement parfaites.
Je choisis alors ce titre en latin "Ad Infinitum" : mon oeuvre tournoie sur ses trois accords, sans fin, sans direction. Juste un mécanisme céleste, indépendant, pour conjurer le sort et la mort.
C'est une fenêtre vers l'Infini. 
Plusieurs oeuvres différentes dans ma tête me hantent alors, je sens que je dois les terminer ou même les commencer. Mais elles sont étonnamment présentes avant d'être couchées sur la papier.
*
J'aime ses créateurs, seuls, fiers, ces André Suarès, ces Frédérick Martin, ces Van Gogh...
Il faut se souvenir d'Erik Satie vivant sans le sou mais heureux avec sa folie créatrice. 
Son chez-lui : un studio minuscule à Arcueil. Son cerveau : un royaume infini.
L'humour, l'ironie sont les signes suprêmes des grands styles.
Le rire de Haydn, Borgès, Mozart, Messiaen ou Kubrick.
*
Je marche dans le froid avec mes oeuvres et mes compagnons d'infortune. 
Et durant cette déambulation, un jour ou un soir, la mort viendra me cueillir.


Régis Campo, décembre 2016, Paris




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