✨📖 PRESSE: "RÉGIS CAMPO: COMPOSITEUR SOLAIRE" ENTRETIEN VÉRITE DANS LA REVUE CLASSICA JUILLET-AOÛT 2024

"Régis Campo: compositeur solaire": l'entretien-vérité ⚠️ dans la revue Classica Magazine de juillet-août 2024.



📖 Régis Campo, la joie pour horizon

natif de Marseille installé à Paris, ce compositeur indépendant revient sur son parcours où l'humour et le jeu se fondent dans une vitalité de tous les instants


Quand avez-vous envisagé de devenir compositeur ? 


J'ai des souvenirs très forts de la musique que j'entendais à la maison dès ma petite enfance. Cela pouvait être des disques de pop française aussi bien que de Rimski-Korsakov, de Wagner, de Prokofiev ou même d’Ennio Morricone. J’apprenais le piano avec la Méthode rose et j'en modifié spontanément les notes. J’ai conçu ensuite de petites pièces puis des musiques de scène dès le collège. J’ai découvert très tôt 2001, l'Odyssée de l’espace de Kubrick avec la musique de Ligeti. Tous ces éléments se sont mêlés dans ma tête. Ainsi, j'étais compositeur depuis toujours sans le savoir.


Vous ne gardez pas un souvenir idyllique de votre formation au Conservatoire de Paris.


Je n'ai jamais compris pourquoi j'avais franchi les portes du Conservatoire de Paris en 1993. Je suivais les cours de composition d'Alain Bancquart – je l'appelais "Bancquart de ton". Puis j’ai suivi les cours de Gérard Grisey. Ma confrontation avec son univers musical était très problématique. Il voulait absolument que je compose dans son style auquel j'étais réfractaire. On se détestait cordialement. Il me sermonnait en me certifiant que l'on ne pouvait plus écrire de mélodies après Ravel. Il ne lisait pas vraiment mes partitions, alors je les lui apportais déjà éditées pour le provoquer gentiment. J'aimais un peu son œuvre pour orchestre Modulations, malgré son côté un peu trop gélatineux à mon goût mais je trouvais dans le même genre Gondwana de Tristan Murail bien plus fort. 


À cette époque, vous fréquentiez Edison Denisov et Vladimir Cosma, des compositeurs aux antipodes de vos professeurs du Conservatoire.


J’aimais beaucoup Denisov. Qu’il fût un ancien élève de Chostakovitch me le rendait d’emblée sympathique. Il pouvait écrire un opéra tout en élaborant de la musique de chambre et en travaillant en même temps sur des œuvres de Bach ou de Schubert pour en faire des variations dans son propre style. C'était un personnage assez mystérieux pour moi et tellement attachant. Je le croisais à Paris chez lui ou chez mon premier éditeur, Le Chant du Monde. Par réaction aux idées défendues au Conservatoire, je suis allé voir Vladimir Cosma dont je suis toujours proche aujourd'hui. Je trouve chez lui le plaisir de la mélodie, de la couleur instrumentale, du rythme et aussi ce besoin de transmettre une certaine joie.


D’autres personnalités musicales vous ont marqué ?


Lorsque j’étais pensionnaire à la Villa Médicis de 1999 à 2001, j'ai pu discuter avec Ennio Morricone. J'adorais sa double personnalité, tout à la fois musicien d'avant-garde et compositeur de musique de film, qui essaya toute sa vie de réconcilier ces deux parties de lui-même. Je me suis retrouvé avec le maestro après un concert face au Vatican en 2001. J'ai pensé à ce moment-là que Dieu était en face de moi : il portait de grandes lunettes !


L’humour est très présent dans vos œuvres. D’où vient-il ? 


Depuis mon enfance. J’ai été influencé par l’humour très particulier de Satie, Stravinsky, Alfred Jarry, Boris Vian, Salvador Dalí ou même celui de Pierre Dac. J'ai d'ailleurs toujours aimé les humoristes. Cette vision décalée je la retrouve aussi dans le monde irréel de Ravel. Toutes ces impressions et influences étaient évidemment en porte-à-faux avec la musique contemporaine des années 1990. 


Vous rejetiez les spectraux à travers votre professeur Gérard Grisey qui en était la grande figure ?


Je ne les rejetais pas du tout. Il y a de belles choses dans ce courant de la musique spectrale notamment chez Dalbavie, Dufourt ou Levinas. Les spectres sonores des cloches, de la mer ou du vent, de toute façon, existant déjà dans la nature, je ne pouvais pas rejeter la nature ! Mais pour pasticher Salvador Dalí, je considérais que le futur de la musique contemporaine me semblerait "mou et poilu", avec des postures trop condescendantes et trop hermétiques. En revanche, lorsque je rencontrais Dutilleux, Denisov ou Cosma, j'avais l'impression d'une musique bien plus communicative, sans oublier celle de Ligeti, évidemment, le dieu de tous les compositeurs de ma génération. Il y a aussi deux choses qui semblaient tabou dans la musique contemporaine et peut-être encore aujourd'hui : la mélodie et le concept de joie que l'on trouve chez Nietzsche et Spinoza. Nietzsche écrivait que « tout ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats ». J'ai retrouvé toutefois cette joie chez Messiaen qui mêlait à la fois le chant grégorien et les rythmes hindous, les oiseaux et Pelléas et Mélisande, mais n’oubliait pas aussi une sorte de provocation suprême, comme de terminer par un énorme do majeur son opéra Saint-François d'Assise. J’aime beaucoup le dernier mouvement de ses Éclairs sur l’Au-delà qui se termine par un mystérieux choral avec des triangles qui scintillent. Je trouve que c'est une des plus belles musiques de notre temps, qui nous transporte très loin ailleurs.


Vous êtes critique de tout un pan de la musique contemporaine sans pour autant vous sentir proche de ses opposants, les compositeurs consonants apôtres du retour à la tonalité. Vous êtes indépendant de toutes chapelles ? 


Il faut avoir une grande puissance de mastication pour créer. L'unique façon de connaître et comprendre les musiques d'aujourd'hui et celle du passé, c'est de les manger. Stravinsky disait très justement qu'un bon compositeur n'imite pas, il vole. Il faut vampiriser toutes les musiques et en créer une nouvelle, cela évite tout dogmatisme et toute sorte de ressentiment et de revendication. « Nous sommes tous dans le caniveau, mais certains d'entre nous regardent les étoiles.», disait Oscar Wilde. Olivier Messiaen et Henri Dutilleux ne se plaignaient jamais et regardaient les étoiles.



La pulsation, le tempo sont très importants dans votre musique. Est-ce pour exprimer une énergie mais aussi une vision ludique de l'existence ? 


J'ai toujours considéré, comme Messiaen, que le rythme est coloré, mais plus encore, que la mélodie est colorée. Ma musique cherche à exprimer presque à mon insu une joie. J'aime voir le public euphorique après une interprétation de Dancefloor With Pulsing pour thérémine et orchestre ou encore de Pagamania ! , de Street-Art et de Pop-Art. Je déteste tout ce qui pleurniche, tout ce qui peut sembler aigre. « Never complain, never explain»comme disait la reine Elisabeth II. Ne jamais se plaindre, ne jamais s'expliquer. Peter Handke écrivait si justement dans Par les villages: « Sois doux et fort. Interviens et méprise la victoire.» Ou encore : « Ne décide qu'enthousiasmé. Échoue avec tranquillité. Surtout aie du temps et fais des détours. Laisse-toi distraire. Ne néglige la voix d'aucun arbre.» Admirables conseils.


Dans vos pièces vocales, on a l'impression que vous faites davantage appel à une gravité teintée de tragique que dans vos pièces instrumentales.


Sauf pour mon oeuvre Les Cris de Marseille dans laquelle je rends hommage affectueusement à beaucoup d'expressions marseillaises saugrenues de ma ville natale ! Mais en effet, le côté tragique et mélancolique resurgit davantage dans mes pièces vocales, comme dans La Petite Sirène, mon dernier opéra, une composition pour petits et grands dont j'ai également écrit le livret d'après le conte d'Andersen, un livret très éloigné de l'adaptation de Walt Disney. Toute la production de l'Opéra de Nice était formidable et nous a amené à un grand succès. J'ai d'ailleurs dédié mon ouvrage à son directeur, Bertrand Rossi.


Pourquoi avez-vous choisi d’adapter l’écrivain et dessinateur Copi dans votre opéra Les Quatre jumelles en 2008 ?


Je voulais faire un opéra bouffe de notre époque, avec un côté bande dessinée. Je connaissais celles de Copi dans Le Nouvel Observateur avec ses lettres en majuscules. J’en ai fait un opéra avec des sortes de bulles de bande dessinées musicales, créant une dimension qui, plus que surréaliste, est pataphysique. Étrangement, Les Quatre jumelles finissent d'une manière très spirituelle. Je rejoins ainsi Claude Vivier, compositeur québécois, notamment Lonely Child, une œuvre qui m'avait marqué par son obsession du chant. 


Quel est votre rapport à Dieu ? 


Ce qu’il y a de plus important c'est Dieu, qu’il existe ou qu’il n’existe pas ! Je considère qu'un artiste est forcément croyant en quelque chose, du moment qu'il a foi en ses œuvres. J'ai l'impression, avec les années, que je crois de plus en plus en Dieu puisque j'en doute de plus en plus. Je doute en Dieu, c’est la manière la plus forte d’y croire...



Trouvez-vous que la musique puisse exprimer une transcendance ? 


Un mystère plus qu'une transcendance. Lévi-Strauss disait que 

« la musique est le suprême mystère des sciences de l'homme, celui contre lequel elles butent.»  Ce mystère on le trouve dans la musique de Dutilleux ou bien sûr dans celle de Bach. Dans une œuvre de Bach, tout se trouve dans la première mesure, comme tombé du ciel. Contrairement à la grisaille crépusculaire que l'on entend chez Boulez.


Vous ne semblez guère apprécier le compositeur du Marteau sans maître


Je crains surtout que Boulez n'appréciait pas la quasi totalité de ses confrères... Cela dit, il excelle plutôt dans de jolies petites miniatures, assez maniérées il faut bien le dire, comme ses Notations pour piano ou Dérive pour ensemble. Mais je suis tellement plus sensible au sens de la forme et de l'orchestration de Stravinsky, Ligeti, Dutilleux, Ohana ou Messiaen qui ont érigé des monuments impérissables.



Pourquoi avez-vous choisi de faire un opéra à partir de Quai-Ouest de Bernard-Marie Koltès en 2014 ?


J'ai voulu développer le côté onirique et comique souhaité par Koltès que la mise en scène de Chéreau n'avait pas fait surgir, mais que les chanteurs de mon opéra ont porté magnifiquement.


Parmi les grandes figures de la modernité, avec le recul que retenez-vous de Dutilleux ?


J’aime dans sa musique cette impression de magie, de mystère, de beauté absolue des timbres, avec souvent un chant qui transparaît, comme dans les Métaboles, Ainsi la nuit ou son Concerto pour violoncelle. Le grand maître était d'une grande gentillesse. Nous autres compositeurs, nous avons tous reçu une fois un appel téléphonique de Dutilleux après un concert ou une diffusion de nos œuvres à la radio. Il était par ailleurs souvent dans le doute, mais lorsqu'il terminait enfin une œuvre, elle était d’une totale perfection.


Qu’appréciez-vous particulièrement chez Ligeti ?


Je suis troublé par les lumières de Lontano, de Lux Aeternam, du Concerto pour piano, d’Atmosphères. Ligeti était un coloriste hanté par la mélodie et le rythme. Le compositeur polonais Witold Lutosławski avait une démarche similaire recherchant vers la fin de sa vie une simplification harmonique, plus de diatonisme, mais surtout une reconquête de la mélodie à travers une forme nouvelle, en particulier dans ses troisième et quatrième symphonies. Lorsque j'ai composé Le Bestiaire pour Felicity Lott, j'ai beaucoup pensé au cycle de mélodies Chantefleurs et Chantefables que Lutosławski composa en adaptant Desnos.


Quels sont les compositeurs vivants que vous appréciez ?


C'est une question piège... J'aime énormément Vladimir Cosma pour sa générosité et sa joie. Je partage avec lui des discussions très fortes sur la vie et la vocation de compositeur. Son concerto pour violon est un chef d'œuvre. Vladimir est un guide et un véritable ami, qui m’a confié qu’un jour il avait eu une conversation en roumain avec Xenakis, ce grand poète, bâtisseur et génial compositeur. J'aime les créateurs hors cadre : John Luther Adams pour son Become Ocean, Francisco Filidei pour sa folie romantique. Je pourrais citer également Steve Reich, Arvo Pärt, Magnus Lindberg, et aussi Gabriel Yared, Jean-Michel Bernard, Helena Tulve, Philip Glass pour ses photocopies sans fin, Bruno Coulais, Howard Shore et tant d'autres. Fazil Say est un génie absolu. J'ai découvert récemment la musique profonde de Cassandra Mille, et une très belle pièce pour violoncelle de Benoît Sitzia.


Vous êtes membre de l’Académie des beaux-arts. Qu’y fait-on ?

 

Sous l'égide du compositeur Laurent Petitgirard, que j'apprécie beaucoup, nous aidons énormément les artistes par de nombreux prix, bourses, résidences. Nous avons récemment soutenu, et c'est très symbolique pour moi, les bouquinistes des quais de Seine. Les organisateurs des Jeux olympiques d'été 2024 voulaient stupidement les déloger par commodité... Heureusement l'idée fut abandonnée grâce à de multiples pressions de toutes parts pendant des mois. A propos de l’Institut, j’étais devenu ami avec René de Obaldia, à la fin de sa vie. Je partageais avec cet éminent écrivain membre de l’Académie française le même humour décalé. À ma question « Quel est votre secret pour devenir centenaire comme vous ?», il me répondait avec un grand sourire : « Il faut s'ébaubir de la vie chaque matin !» Il nous a quitté à 103 ans et je pense souvent à lui en essayant de m'ébaubir chaque jour.

 

Quels sont vos projets ?

 

J’écris actuellement une nouvelle œuvre orchestrale pour le 59 édition du Concours international de jeunes chefs d’orchestre de Besançon qui aura lieu l’an prochain. Elle devrait être folle, beethovénienne, excentrique et concentrique, et surtout belle comme la rencontre fortuite d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection ! 

Je rencontrerai à cette occasion de nouveaux musiciens après mes collaborations avec Fazil Say, Felicity Lott, Jay Gottlieb, Zoltán Kocsis, Kent Nagano, Carolina Eyck mais aussi l'accordéoniste Théo Ould, le mandoliniste Vincent Beer-Demander, le jeune pianiste ukrainien Illia Ovcharenko ou encore la pianiste japonaise Yoko Yamada. Depuis toujours mes interprètes me transforment : ils ont bouleversé définitivement ma vie !


Propos recueillis par Romaric Gergorin

Pages 36-39 - Classica juillet-août 2024


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Interview loufoque de 4 pages ! C’est dans le 3e numéro de la somptueuse @revue.polyphonies pages 116-119 Hiver 2024-25

La recette du chef d’œuvre selon Régis Campo 

Interview de Régis Campo, compositeur bourré d’idées farfelues et de talent, par Julius Hanecke, critique musical bourré d’érudition et de préjugés. 

J. H. - Comment vous présenteriez-vous à quelqu’un qui ne connaît pas votre travail ? Qui est Régis Campo ? 

R.C. - Régis Campo, c’est un Big Bang humain. Il y a eu une énorme explosion à sa naissance, et depuis, il cherche de toutes ses forces à poursuivre l’expansion. Si on file la métaphore un peu plus, on pourrait dire que sa hantise serait de devenir un Big Crunch humain, posture qui consisterait à se ramasser toujours plus sur soi-même et sur ses certitudes. 

J. H. - Eh bien Régis, si vous permettez que je vous appelle Régis, y a-t-il un sujet dont vous aimeriez discuter particulièrement ? 

R.C. - Mais certainement ! Que diriez-vous de la Pataphysique par exemple ? Mon souhait absolu, c'est qu'on m'intronise comme membre régent du Collège de Pataphysique. C'est plus important pour moi que l'Académie des beaux-arts, l'Académie de Marseille ou ce que vous voulez. Ça fait quelques années que je leur fais des appels de phare, j'espère que ça viendra.

J. H. - Je préférerais tout de même commencer notre échange avec quelque chose qui ait au moins trait à la composition. 

R.C. - Vraiment ? Dans ce cas, nous pourrions examiner de plus près mon projet d'adaptation de l'Écume des jours - qui est un livre très pataphysique - en opéra.

Au risque de vous décevoir, je dois avouer que je préférerais un point de départ plus conventionnel. Par exemple, quelles émotions cherchez-vous à exprimer dans votre musique, s’il en est ? 

R.C. - C’est très simple, la réponse à cette question se trouve dans une expérience originelle qui date de mes 8 ans. Avec un camarade, on inventait des spectacles de clown à l’heure de la récréation : il faisait le clown triste et je faisais l'Auguste. Toute l’école se rassemblait en cercle autour de nous. On improvisait nos numéros au fur et à mesure que les rires nous nourrissaient. Depuis toujours, j’ai gardé cette envie de rire et je l'ai mise outrageusement dans ma musique !

J. H. - Une musique qui fait rire, mais c’est affreux. Vous a-t-on jamais suggéré que vous pourriez souffrir d’un complexe de rire prodromique ? Votre playlist Spotify n’est pas aussi joyeuse je l’espère ? 

R.C. - C'est à vous de me le dire, on y trouverait dans le désordre : Björk, Vladimir Cosma, Radiohead, Morricone, Steve Reich, Philippe Katerine, Daft Punk aussi. C'est que j'aime bien les ambiances de boîtes de nuit.

J. H. - Vous aimez les boîtes de nuit, vous avez donc la jambe leste ? 

R.C. - Trouvez-vous cela répréhensible pour un compositeur ? Mais rassurez-vous, je danse très mal. En revanche, la pulsation j’adore ça. Quand j’étais petit, je battais des rythmes complexes avec mes mains et mes pieds sur le rebord de mon lit avant de m'endormir : des 3 pour 2, des 5 pour 4, des 355 pour 113, ce qui est particulièrement difficile. Hélas, c’était un lit superposé. Mon petit frère, qui dormait sur la couchette inférieure, n’était pas toujours compréhensif. 

J. H. - Dix ans à peine et déjà un rythmicien en culotte courte ! Je préfère ça. N’étiez-vous pas trop impatient de devoir attendre tant d’années avant qu’on vous prenne au sérieux ? 

R.C. - Le chef d’orchestre Kent Nagano m’a toujours dit que pour un compositeur, le plus important, c’est de choisir la bonne vague. Savoir attendre l’opportunité parfaite, ne pas aller contre la volonté des choses, ne pas être ni en avance ni en retard, et quand le moment arrive, se laisser porter par la vague et surfer dessus. Je m’autorise d’ailleurs une digression : saviez-vous que Kent est un surfeur hors pair ? 

J. H. - Je l’ignorais. Dans ce cas, permettez-moi également cette digression : on me souffle que l’article de la page suivante traite d’un artiste que vous connaissez plutôt bien, Théo Ould. Comment l’avez-vous rencontré ? 

R.C. - La rencontre s’est faite par hasard dans une rame de TGV Marseille-Paris. Il était assis à côté de moi et me dévisageait subrepticement. Puis il m’a avoué tout de go : “Je pense que vous êtes Régis Campo, je travaille votre pièce Laterna Magica”. Et à partir de là, on s’est suivi. Très rapidement, j’ai voulu écrire pour lui. 

J. H. - Et vous en êtes déjà à votre deuxième pièce pour Théo ! Ad Astra per asperaPagamania ! : mis à part les locutions latines, vous aimez donc aussi les allitérations ? 

R.C. - Je me suis dis que pour un tel virtuose de son instrument et un tel un as de la communication, il lui fallait une musique courte et marquante, qui puisse rivaliser avec un titre de rock ou de variété. 

J. H. - Vous ajoutez de l’eau à mon moulin : j’allais justement vous demander comment on compose une œuvre telle que Pagamania !, mêlant musique savante, musique populaire et percussions marocaines. 

R.C. - C’est un processus mixte, ambigu. Évidemment, il y a tout une part de composition “classique” à la table, où l’on écrit des motifs, des contrepoints, où l'on harmonise. Un second aspect est le travail à l’ordinateur, où l’on tâtonne avec des sons, où l’on bidouille des boucles et des effets avec un séquenceur. Enfin, une troisième approche très empirique, quasiment aléatoire, où je jalonne tous les sons et timbres intéressants que j’entends au long de ma journée : une basse dans une chanson des Jackson Five, le duduk d’un ami saxophoniste, la voix d'Arielle Dombasle. Grâce à l’enregistrement multipiste, je regroupe tout et j’ai l’impression d’être un groupe de rock à moi tout seul. On compose non plus avec une approche linéaire ou contrapuntique, mais désormais matricielle. Il y a un côté très ludique, les choses ne sont pas figées par l'écrit : on coche et décoche des pistes selon l'envie et l'humeur !

J. H. - Je vous trouve encore bien enjoué. Pourtant, on raconte que vous avez failli rendre fou l’ingénieur du son en lui demandant une dizaine de fois de rajouter des pistes et sons supplémentaires. 

R.C. - Le plus difficile c’est effectivement de savoir couper le cordon ombilical. Identifier le moment précis où l’on peut basculer dans l’excès à force de surligner le propos. C’est une clairvoyance qui vient avec les années. Une fois passé ce point d'inflexion, c'est souvent le contraire qui se produit chez moi : j’ai tendance à vouloir écrémer, écourter, aller à l’essentiel. C’est problématique, car avec tous ces repentirs, mes œuvres raccourcissent avec les années. En dix ans d’existence, Laterna Magica a quand même perdu près de 3 minutes, un vrai casse-tête pour mes éditeurs... 

J. H. - Tout cela est fort intéressant, mais vous devez savoir qu’il est une question virtuellement obligée concernant votre carrière, à laquelle nous devons au moins faire allusion. C’est celle de votre activité pléthorique sur les réseaux sociaux et Youtube... 

R.C. - J’adore le montage vidéo, retoucher des images, choisir des polices de caractère, travailler mes vignettes sur Canva... Je vois ça comme une extension de la création et de mon travail de compositeur ! Il m’arrive de visionner avec le plus grand sérieux des tutoriels de jeunes youtubeurs et youtubeuses qui m’expliquent pas à pas comment détourer des photographies, rajouter une bulle, ou encore faire apparaître des titres sur mes vidéos. Il y a plein de petits codes et astuces à intégrer. Je trouve cela passionnant. Je sais que peu de mes confrères s’intéressent à ces sujets, peut-être par peur de perdre leur crédibilité. C’est d’autant plus dommage que d’autres communautés d’artistes, je pense notamment aux écrivains, aux plasticiens ou aux photographes, exploitent à fond ces outils et ont parfois des comptes très suivis sur Instagram ! 


J. H. - Vous n'allez tout de même pas essayer de me convaincre des vertus des réseaux sociaux ?

R.C. - Pourtant, l'un de mes rêves serait de produire des tutoriels complètement foireux et surréalistes sur YouTube et Instagram ! Je les intitulerais par exemple "comment composer un chef d'œuvre". J'imagine une vidéo qui dure 40 minutes, où je fais un malaise dans les 30 premières secondes, où l'on voit le SAMU arriver, tenter de me ranimer au bouche-à-bouche, avant de m'emporter sur un brancard. Ou alors faire de l'ASMR encore inexplorés, comme les bouteilles d'eau minérales. J'aimerais les tapoter en douceur, souffler dedans, ou tenter de dire "bonjour bonsoir" dans plusieurs langues avec la bouche sur le goulot, tous cela devant un gros micro.


J. H. - Je sens que voter ASMR fétichiste de bouteille va encore faire du bruit dans Landerneau. C'est du joli.

R.C. - Vous n'aimez pas l'eau minérale ? La Rozana est pourtant excellente.


J. H. - Si fait, si fait, mais l’heure tourne, abrégeons. Pour garnir la playlist de la revue, j’ai besoin que vous me citiez une interprétation qui vous impressionne beaucoup. 

R.C. - Sans hésitation, l’interprétation de 4 minutes 33 de John Cage par le Berliner Philharmoniker dirigé par Kirill Petrenko. D’abord, c’est une musique puissante et excellemment  orchestrée. Mais surtout, il dirige vraiment différemment chacun des trois mouvements. Le dernier, c’est l’apothéose silencieuse. Certains diront qu’il y a anguille sous roche parce que la vidéo sur YouTube ne dure que 3 minutes 42. Ils n’ont rien compris : le chef a simplement pris un tempo un peu plus enlevé dans le finale ! 


English translation :

Régis Campo's recipe for a masterpiece 

Interview with Régis Campo, a composer brimming with eccentric ideas and talent, by Julius Hanecke, a music critic brimming with erudition and prejudice. 


J. H. - How would you introduce yourself to someone who doesn't know your work? Who is Régis Campo? 


R.C. - Régis Campo is a human Big Bang. There was a huge explosion when he was born, and ever since, he's been trying with all his might to continue the expansion. If we were to stretch the metaphor a little further, we could say that his greatest fear would be to become a human Big Crunch, a posture that would consist of always crawling back on oneself and on one's certainties. 


J. H. - Well, Régis, if you don't mind my calling you Régis, is there a subject you'd particularly like to discuss? 


R.C. - Certainly! How about Pataphysics, for example? My absolute wish is to be inducted as a regent member of the Collège de Pataphysique. It's more important to me than the Académie des Beaux-Arts, the Académie de Marseille or whatever. I've been making lighthouse calls to them for a few years now, and I hope they'll come around.


J. H. - I'd prefer to start our exchange with something at least related to composition. 


R.C. - Really? In that case, we could take a closer look at my project to adapt L'Écume des jours (aka Froth On The Daydream or Mood Indigo of Boris Vian- which is a very pataphysical book - into an opera.


J. H. - At the risk of disappointing you, I have to admit that I'd prefer a more conventional starting point. For example, what emotions, if any, are you trying to express in your music? 


R.C. - Very simply, the answer to this question lies in an original experience I had when I was 8 years old. A friend and I used to put on clown shows at recess: he'd play the sad clown and I'd play Augustus. The whole school would gather around us in a circle. We'd improvise our routines as the laughter fed us. I've always had this urge to laugh, and I've put it into my music!


J. H. - Music that makes you laugh, but it's awful. Has it ever been suggested to you that you might be suffering from a prodromal laughter complex? I hope your Spotify playlist isn't that happy? 


R.C. - You tell me. In no particular order, there's Björk, Vladimir Cosma, Radiohead, Morricone, Steve Reich, Philippe Katerine, Daft Punk too. It's just that I like the atmosphere of nightclubs.


J. H. - You like nightclubs, so you've got a loose leg? 

R.C. - Do you find that reprehensible for a composer? But don't worry, I dance very badly. On the other hand, I love the beat. When I was little, I used to beat out complex rhythms with my hands and feet on the edge of my bed before falling asleep: 3 for 2, 5 for 4, 355 for 113, which is particularly difficult. Alas, it was a bunk bed. My little brother, who slept on the bottom bunk, wasn't always understanding. 

J. H. - Ten years old and already a rhythm player in short pants! I like that better. Weren't you too impatient to have to wait so many years before being taken seriously? 

R.C. - Conductor Kent Nagano always told me that the most important thing for a composer is to choose the right wave. Knowing how to wait for the perfect opportunity, not going against the will of things, being neither early nor late, and when the moment arrives, letting yourself be carried along by the wave and surfing on it. Let me digress for a moment: did you know that Kent is an outstanding surfer? 

J. H. - I didn't know that. In that case, allow me this digression too: I'm told that the article on the next page is about an artist you know rather well, Théo Ould. How did you meet him? 

R.C. - We met by chance on a Marseille-Paris TGV train. He was sitting next to me, staring at me surreptitiously. Then he told me straight out: “I think you're Régis Campo, I'm working on your play Laterna Magica”. And from then on, we followed each other. It wasn't long before I wanted to write for him. 

J. H. - And this is already your second play for Théo! Ad Astra per asperaPagamania! So, apart from Latin locutions, you also like alliteration? 

R.C. - I thought that for such a virtuoso of his instrument and such an ace communicator, he needed a short, striking piece of music that could rival a rock or pop song. 

J. H. - You're adding fuel to my fire: I was just about to ask you how a work such as Pagamania! is composed, combining learned music, popular music and Moroccan percussion. 

R.C. - It's a mixed, ambiguous process. Obviously, there's an element of “classical” composition at the table, where we write motifs and counterpoints, and harmonize. A second aspect is computer work, where we experiment with sounds, fiddle with loops and effects using a sequencer. Finally, there's a third, very empirical, almost random approach, where I mark out all the interesting sounds and timbres I hear throughout the day: a bass in a Jackson Five song, the duduk of a saxophonist friend, the voice of Arielle Dombasle. Thanks to multi-track recording, I can bring everything together and feel like I'm a one-man rock band. We no longer compose in a linear or contrapuntal way, but in a matrix fashion. There's a very playful side to it, things aren't set in stone by the written word: you tick and untick tracks as the mood takes you!

J. H. - I think you're still quite cheerful. And yet it's said that you nearly drove the sound engineer mad by asking him a dozen times to add extra tracks and sounds. 

R.C. - The most difficult thing is to know how to cut the umbilical cord. Identifying the precise moment when you can tip over into excess by over-emphasizing your message. It's a clairvoyance that comes with the years. Once I've passed this inflection point, I often do the opposite: I tend to want to skim, shorten, get to the point. This is problematic, because with all these repentances, my works shorten over the years. In the ten years of its existence, Laterna Magica has lost almost 3 minutes, a real headache for my publishers... 

J. H. - That's all very interesting, but you should know that there's one virtually obligatory question about your career that we must at least allude to. That's your plethora of activity on social networks and Youtube... 

R.C. - I love video editing, retouching images, choosing fonts, working on my thumbnails on Canva... I see it as an extension of my creative and composing work! I sometimes watch tutorials from young youtubers who explain step by step how to crop photographs, add a bubble, or add titles to my videos. There are lots of little codes and tricks to integrate. I find it fascinating. I know that few of my colleagues are interested in these subjects, perhaps for fear of losing their credibility. It's all the more of a pity as other artist communities, such as writers, visual artists and photographers, make full use of these tools and sometimes have very well-followed accounts on Instagram! 


J. H. - You're not going to try and convince me of the virtues of social networking, are you?


R.C. - And yet, one of my dreams would be to produce completely messed-up, surrealist tutorials on YouTube and Instagram! I'd call them “How to compose a masterpiece”, for example. I'd imagine a video that lasts 40 minutes, where I faint in the first 30 seconds, where we see the paramedics arrive, try to revive me with mouth-to-mouth resuscitation, before carrying me away on a stretcher. Or do unexplored ASMR, like mineral water bottles. I'd like to tap them gently, blow into them, or try to say “good morning good evening” in several languages with my mouth on the neck, all in front of a big microphone.


J. H. - I have a feeling that voting ASMR with a bottle fetish is going to cause trouble. That's nice.


R.C. - Don't you like mineral water? Rozana is excellent, though.


J. H. - Yes, it is, but we're running out of time, so let's cut to the chase. To complete the review's playlist, I need you to name an interpretation that impresses you greatly. 


R.C. - Without hesitation, John Cage's 4 minutes 33 by the Berliner Philharmoniker conducted by Kirill Petrenko. First of all, it's powerful music, excellently orchestrated. But above all, he conducts each of the three movements very differently. The last movement is the silent apotheosis. Some might say there's something fishy about the fact that the YouTube video lasts only 3 minutes 42, but they've missed the point: the conductor has simply taken the tempo up a notch in the finale! 


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