đ✨ "RĂGIS CAMPO: COMPOSITEUR SOLAIRE" ENTRETIEN VĂRITE DANS LA REVUE CLASSICA JUILLET-AOĂT 2024
RĂ©gis Campo, la joie pour horizon
natif de Marseille installĂ© Ă Paris, ce compositeur indĂ©pendant revient sur son parcours oĂč l'humour et le jeu se fondent dans une vitalitĂ© de tous les instants
Quand avez-vous envisagé de devenir compositeur ?
J'ai des souvenirs trĂšs forts de la musique que j'entendais Ă la maison dĂšs ma petite enfance. Cela pouvait ĂȘtre des disques de pop française aussi bien que de Rimski-Korsakov, de Wagner, de Prokofiev ou mĂȘme d’Ennio Morricone. J’apprenais le piano avec la MĂ©thode rose et j'en modifiĂ© spontanĂ©ment les notes. J’ai conçu ensuite de petites piĂšces puis des musiques de scĂšne dĂšs le collĂšge. J’ai dĂ©couvert trĂšs tĂŽt 2001, l'OdyssĂ©e de l’espace de Kubrick avec la musique de Ligeti. Tous ces Ă©lĂ©ments se sont mĂȘlĂ©s dans ma tĂȘte. Ainsi, j'Ă©tais compositeur depuis toujours sans le savoir.
Vous ne gardez pas un souvenir idyllique de votre formation au Conservatoire de Paris.
Je n'ai jamais compris pourquoi j'avais franchi les portes du Conservatoire de Paris en 1993. Je suivais les cours de composition d'Alain Bancquart – je l'appelais "Bancquart de ton". Puis j’ai suivi les cours de GĂ©rard Grisey. Ma confrontation avec son univers musical Ă©tait trĂšs problĂ©matique. Il voulait absolument que je compose dans son style auquel j'Ă©tais rĂ©fractaire. On se dĂ©testait cordialement. Il me sermonnait en me certifiant que l'on ne pouvait plus Ă©crire de mĂ©lodies aprĂšs Ravel. Il ne lisait pas vraiment mes partitions, alors je les lui apportais dĂ©jĂ Ă©ditĂ©es pour le provoquer gentiment. J'aimais un peu son Ćuvre pour orchestre Modulations, malgrĂ© son cĂŽtĂ© un peu trop gĂ©latineux Ă mon goĂ»t mais je trouvais dans le mĂȘme genre Gondwana de Tristan Murail bien plus fort.
à cette époque, vous fréquentiez Edison Denisov et Vladimir Cosma, des compositeurs aux antipodes de vos professeurs du Conservatoire.
J’aimais beaucoup Denisov. Qu’il fĂ»t un ancien Ă©lĂšve de Chostakovitch me le rendait d’emblĂ©e sympathique. Il pouvait Ă©crire un opĂ©ra tout en Ă©laborant de la musique de chambre et en travaillant en mĂȘme temps sur des Ćuvres de Bach ou de Schubert pour en faire des variations dans son propre style. C'Ă©tait un personnage assez mystĂ©rieux pour moi et tellement attachant. Je le croisais Ă Paris chez lui ou chez mon premier Ă©diteur, Le Chant du Monde. Par rĂ©action aux idĂ©es dĂ©fendues au Conservatoire, je suis allĂ© voir Vladimir Cosma dont je suis toujours proche aujourd'hui. Je trouve chez lui le plaisir de la mĂ©lodie, de la couleur instrumentale, du rythme et aussi ce besoin de transmettre une certaine joie.
D’autres personnalitĂ©s musicales vous ont marquĂ© ?
Lorsque j’Ă©tais pensionnaire Ă la Villa MĂ©dicis de 1999 Ă 2001, j'ai pu discuter avec Ennio Morricone. J'adorais sa double personnalitĂ©, tout Ă la fois musicien d'avant-garde et compositeur de musique de film, qui essaya toute sa vie de rĂ©concilier ces deux parties de lui-mĂȘme. Je me suis retrouvĂ© avec le maestro aprĂšs un concert face au Vatican en 2001. J'ai pensĂ© Ă ce moment-lĂ que Dieu Ă©tait en face de moi : il portait de grandes lunettes !
L’humour est trĂšs prĂ©sent dans vos Ćuvres. D’oĂč vient-il ?
Depuis mon enfance. J’ai Ă©tĂ© influencĂ© par l’humour trĂšs particulier de Satie, Stravinsky, Alfred Jarry, Boris Vian, Salvador DalĂ ou mĂȘme celui de Pierre Dac. J'ai d'ailleurs toujours aimĂ© les humoristes. Cette vision dĂ©calĂ©e je la retrouve aussi dans le monde irrĂ©el de Ravel. Toutes ces impressions et influences Ă©taient Ă©videmment en porte-Ă -faux avec la musique contemporaine des annĂ©es 1990.
Vous rejetiez les spectraux Ă travers votre professeur GĂ©rard Grisey qui en Ă©tait la grande figure ?
Je ne les rejetais pas du tout. Il y a de belles choses dans ce courant de la musique spectrale notamment chez Dalbavie, Dufourt ou Levinas. Les spectres sonores des cloches, de la mer ou du vent, de toute façon, existant dĂ©jĂ dans la nature, je ne pouvais pas rejeter la nature ! Mais pour pasticher Salvador DalĂ, je considĂ©rais que le futur de la musique contemporaine me semblerait "mou et poilu", avec des postures trop condescendantes et trop hermĂ©tiques. En revanche, lorsque je rencontrais Dutilleux, Denisov ou Cosma, j'avais l'impression d'une musique bien plus communicative, sans oublier celle de Ligeti, Ă©videmment, le dieu de tous les compositeurs de ma gĂ©nĂ©ration. Il y a aussi deux choses qui semblaient tabou dans la musique contemporaine et peut-ĂȘtre encore aujourd'hui : la mĂ©lodie et le concept de joie que l'on trouve chez Nietzsche et Spinoza. Nietzsche Ă©crivait que « tout ce qui est bon est lĂ©ger, tout ce qui est divin court sur des pieds dĂ©licats ». J'ai retrouvĂ© toutefois cette joie chez Messiaen qui mĂȘlait Ă la fois le chant grĂ©gorien et les rythmes hindous, les oiseaux et PellĂ©as et MĂ©lisande, mais n’oubliait pas aussi une sorte de provocation suprĂȘme, comme de terminer par un Ă©norme do majeur son opĂ©ra Saint-François d'Assise. J’aime beaucoup le dernier mouvement de ses Ăclairs sur l’Au-delĂ qui se termine par un mystĂ©rieux choral avec des triangles qui scintillent. Je trouve que c'est une des plus belles musiques de notre temps, qui nous transporte trĂšs loin ailleurs.
Vous ĂȘtes critique de tout un pan de la musique contemporaine sans pour autant vous sentir proche de ses opposants, les compositeurs consonants apĂŽtres du retour Ă la tonalitĂ©. Vous ĂȘtes indĂ©pendant de toutes chapelles ?
Il faut avoir une grande puissance de mastication pour crĂ©er. L'unique façon de connaĂźtre et comprendre les musiques d'aujourd'hui et celle du passĂ©, c'est de les manger. Stravinsky disait trĂšs justement qu'un bon compositeur n'imite pas, il vole. Il faut vampiriser toutes les musiques et en crĂ©er une nouvelle, cela Ă©vite tout dogmatisme et toute sorte de ressentiment et de revendication. « Nous sommes tous dans le caniveau, mais certains d'entre nous regardent les Ă©toiles.», disait Oscar Wilde. Olivier Messiaen et Henri Dutilleux ne se plaignaient jamais et regardaient les Ă©toiles.
La pulsation, le tempo sont trĂšs importants dans votre musique. Est-ce pour exprimer une Ă©nergie mais aussi une vision ludique de l'existence ?
J'ai toujours considĂ©rĂ©, comme Messiaen, que le rythme est colorĂ©, mais plus encore, que la mĂ©lodie est colorĂ©e. Ma musique cherche Ă exprimer presque Ă mon insu une joie. J'aime voir le public euphorique aprĂšs une interprĂ©tation de Dancefloor With Pulsing pour thĂ©rĂ©mine et orchestre ou encore de Pagamania ! , de Street-Art et de Pop-Art. Je dĂ©teste tout ce qui pleurniche, tout ce qui peut sembler aigre. « Never complain, never explain»comme disait la reine Elisabeth II. Ne jamais se plaindre, ne jamais s'expliquer. Peter Handke Ă©crivait si justement dans Par les villages: « Sois doux et fort. Interviens et mĂ©prise la victoire.» Ou encore : « Ne dĂ©cide qu'enthousiasmĂ©. Ăchoue avec tranquillitĂ©. Surtout aie du temps et fais des dĂ©tours. Laisse-toi distraire. Ne nĂ©glige la voix d'aucun arbre.» Admirables conseils.
Dans vos piÚces vocales, on a l'impression que vous faites davantage appel à une gravité teintée de tragique que dans vos piÚces instrumentales.
Sauf pour mon oeuvre Les Cris de Marseille dans laquelle je rends hommage affectueusement à beaucoup d'expressions marseillaises saugrenues de ma ville natale ! Mais en effet, le cÎté tragique et mélancolique resurgit davantage dans mes piÚces vocales, comme dans La Petite SirÚne, mon dernier opéra, une composition pour petits et grands dont j'ai également écrit le livret d'aprÚs le conte d'Andersen, un livret trÚs éloigné de l'adaptation de Walt Disney. Toute la production de l'Opéra de Nice était formidable et nous a amené à un grand succÚs. J'ai d'ailleurs dédié mon ouvrage à son directeur, Bertrand Rossi.
Pourquoi avez-vous choisi d’adapter l’Ă©crivain et dessinateur Copi dans votre opĂ©ra Les Quatre jumelles en 2008 ?
Je voulais faire un opĂ©ra bouffe de notre Ă©poque, avec un cĂŽtĂ© bande dessinĂ©e. Je connaissais celles de Copi dans Le Nouvel Observateur avec ses lettres en majuscules. J’en ai fait un opĂ©ra avec des sortes de bulles de bande dessinĂ©es musicales, crĂ©ant une dimension qui, plus que surrĂ©aliste, est pataphysique. Ătrangement, Les Quatre jumelles finissent d'une maniĂšre trĂšs spirituelle. Je rejoins ainsi Claude Vivier, compositeur quĂ©bĂ©cois, notamment Lonely Child, une Ćuvre qui m'avait marquĂ© par son obsession du chant.
Quel est votre rapport Ă Dieu ?
Ce qu’il y a de plus important c'est Dieu, qu’il existe ou qu’il n’existe pas ! Je considĂšre qu'un artiste est forcĂ©ment croyant en quelque chose, du moment qu'il a foi en ses Ćuvres. J'ai l'impression, avec les annĂ©es, que je crois de plus en plus en Dieu puisque j'en doute de plus en plus. Je doute en Dieu, c’est la maniĂšre la plus forte d’y croire...
Trouvez-vous que la musique puisse exprimer une transcendance ?
Un mystĂšre plus qu'une transcendance. LĂ©vi-Strauss disait que
« la musique est le suprĂȘme mystĂšre des sciences de l'homme, celui contre lequel elles butent.» Ce mystĂšre on le trouve dans la musique de Dutilleux ou bien sĂ»r dans celle de Bach. Dans une Ćuvre de Bach, tout se trouve dans la premiĂšre mesure, comme tombĂ© du ciel. Contrairement Ă la grisaille crĂ©pusculaire que l'on entend chez Boulez.
Vous ne semblez guĂšre apprĂ©cier le compositeur du Marteau sans maĂźtre…
Je crains surtout que Boulez n'appréciait pas la quasi totalité de ses confrÚres... Cela dit, il excelle plutÎt dans de jolies petites miniatures, assez maniérées il faut bien le dire, comme ses Notations pour piano ou Dérive pour ensemble. Mais je suis tellement plus sensible au sens de la forme et de l'orchestration de Stravinsky, Ligeti, Dutilleux, Ohana ou Messiaen qui ont érigé des monuments impérissables.
Pourquoi avez-vous choisi de faire un opéra à partir de Quai-Ouest de Bernard-Marie KoltÚs en 2014 ?
J'ai voulu développer le cÎté onirique et comique souhaité par KoltÚs que la mise en scÚne de Chéreau n'avait pas fait surgir, mais que les chanteurs de mon opéra ont porté magnifiquement.
Parmi les grandes figures de la modernité, avec le recul que retenez-vous de Dutilleux ?
J’aime dans sa musique cette impression de magie, de mystĂšre, de beautĂ© absolue des timbres, avec souvent un chant qui transparaĂźt, comme dans les MĂ©taboles, Ainsi la nuit ou son Concerto pour violoncelle. Le grand maĂźtre Ă©tait d'une grande gentillesse. Nous autres compositeurs, nous avons tous reçu une fois un appel tĂ©lĂ©phonique de Dutilleux aprĂšs un concert ou une diffusion de nos Ćuvres Ă la radio. Il Ă©tait par ailleurs souvent dans le doute, mais lorsqu'il terminait enfin une Ćuvre, elle Ă©tait d’une totale perfection.
Qu’apprĂ©ciez-vous particuliĂšrement chez Ligeti ?
Je suis troublĂ© par les lumiĂšres de Lontano, de Lux Aeternam, du Concerto pour piano, d’AtmosphĂšres. Ligeti Ă©tait un coloriste hantĂ© par la mĂ©lodie et le rythme. Le compositeur polonais Witold LutosĆawski avait une dĂ©marche similaire recherchant vers la fin de sa vie une simplification harmonique, plus de diatonisme, mais surtout une reconquĂȘte de la mĂ©lodie Ă travers une forme nouvelle, en particulier dans ses troisiĂšme et quatriĂšme symphonies. Lorsque j'ai composĂ© Le Bestiaire pour Felicity Lott, j'ai beaucoup pensĂ© au cycle de mĂ©lodies Chantefleurs et Chantefables que LutosĆawski composa en adaptant Desnos.
Quels sont les compositeurs vivants que vous appréciez ?
C'est une question piĂšge... J'aime Ă©normĂ©ment Vladimir Cosma pour sa gĂ©nĂ©rositĂ© et sa joie. Je partage avec lui des discussions trĂšs fortes sur la vie et la vocation de compositeur. Son concerto pour violon est un chef d'Ćuvre. Vladimir est un guide et un vĂ©ritable ami, qui m’a confiĂ© qu’un jour il avait eu une conversation en roumain avec Xenakis, ce grand poĂšte, bĂątisseur et gĂ©nial compositeur. J'aime les crĂ©ateurs hors cadre : John Luther Adams pour son Become Ocean, Francisco Filidei pour sa folie romantique. Je pourrais citer Ă©galement Steve Reich, Arvo PĂ€rt, Magnus Lindberg, et aussi Gabriel Yared, Jean-Michel Bernard, Helena Tulve, Philip Glass pour ses photocopies sans fin, Bruno Coulais, Howard Shore et tant d'autres. Fazil Say est un gĂ©nie absolu. J'ai dĂ©couvert rĂ©cemment la musique profonde de Cassandra Mille, et une trĂšs belle piĂšce pour violoncelle de BenoĂźt Sitzia.
Vous ĂȘtes membre de l’AcadĂ©mie des beaux-arts. Qu’y fait-on ?
Sous l'Ă©gide du compositeur Laurent Petitgirard, que j'apprĂ©cie beaucoup, nous aidons Ă©normĂ©ment les artistes par de nombreux prix, bourses, rĂ©sidences. Nous avons rĂ©cemment soutenu, et c'est trĂšs symbolique pour moi, les bouquinistes des quais de Seine. Les organisateurs des Jeux olympiques d'Ă©tĂ© 2024 voulaient stupidement les dĂ©loger par commoditĂ©... Heureusement l'idĂ©e fut abandonnĂ©e grĂące Ă de multiples pressions de toutes parts pendant des mois. A propos de l’Institut, j’Ă©tais devenu ami avec RenĂ© de Obaldia, Ă la fin de sa vie. Je partageais avec cet Ă©minent Ă©crivain membre de l’AcadĂ©mie française le mĂȘme humour dĂ©calĂ©. Ă ma question « Quel est votre secret pour devenir centenaire comme vous ?», il me rĂ©pondait avec un grand sourire : « Il faut s'Ă©baubir de la vie chaque matin !» Il nous a quittĂ© Ă 103 ans et je pense souvent Ă lui en essayant de m'Ă©baubir chaque jour.
Quels sont vos projets ?
J’Ă©cris actuellement une nouvelle Ćuvre orchestrale pour le 59á” Ă©dition du Concours international de jeunes chefs d’orchestre de Besançon qui aura lieu l’an prochain. Elle devrait ĂȘtre folle, beethovĂ©nienne, excentrique et concentrique, et surtout belle comme la rencontre fortuite d'une machine Ă coudre et d'un parapluie sur une table de dissection !
Je rencontrerai à cette occasion de nouveaux musiciens aprÚs mes collaborations avec Fazil Say, Felicity Lott, Jay Gottlieb, Zoltån Kocsis, Kent Nagano, Carolina Eyck mais aussi l'accordéoniste Théo Ould, le mandoliniste Vincent Beer-Demander, le jeune pianiste ukrainien Illia Ovcharenko ou encore la pianiste japonaise Yoko Yamada. Depuis toujours mes interprÚtes me transforment : ils ont bouleversé définitivement ma vie !
Propos recueillis par Romaric Gergorin
Pages 36-39 - Classica juillet-août 2024
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