📖 "L’EAU, LA MUSIQUE, LES SIRÈNES" PAR RÉGIS CAMPO - LETTRE DE L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS N°101 - À L'ORIGINE, L'EAU - 2024

"L’eau, la musique, les sirĂšnes" par RĂ©gis Campo
Lettre de l'AcadĂ©mie des beaux-arts N°101 - À l'origine, l'eau - 2024
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"L’eau, la musique, les sirĂšnes" 

par RĂ©gis Campo

À Jacques Rougerie

Sur les Ăźles du Frioul au large de Marseille, je suis encerclĂ© depuis plusieurs jours par l’immensitĂ© de l’eau, par la prĂ©sence infinie de la mer MĂ©diterranĂ©e.

PrĂ©sence infinie de notes de musique dans mon crĂąne. 

Des notes obsessionnelles comme des vagues incessantes.

Reflets dans l’eau de Debussy.

Jeux d’eau et Une barque sur l’ocĂ©an de Ravel.

Les Jeux d’eau Ă  la villa d’Este de Liszt.

Le prĂ©lude de l’Or du Rhin de Wagner.

Ce sont toujours des vaguelettes de gammes cristallines, toutes composĂ©es de l’intervalle de tierce. La tierce, c’est-Ă -dire cet espace entre trois notes, comme un intervalle rond, aquatique, doux.

Mon troisiĂšme opĂ©ra La Petite SirĂšne recrĂ©e un monde subaquatique peuplĂ© de sirĂšnes. On y entend des mĂ©lodies, des gammes infinies, et aussi beaucoup de fois cet intervalle de tierce.

En Ă©crivant le livret de cet opĂ©ra, j’Ă©tais hantĂ© par ces mots du conte d’Hans Christian Andersen : « Bien loin dans la mer, l’eau est bleue comme les feuilles des bleuets ».

DĂ©sir d’Ă©crire une musique bleue, pour plaire aux sirĂšnes et aux sopranos.

Premier souvenir de ma petite enfance : j’entendais souvent l’ouverture du Vaisseau fantĂŽme avec ses vagues de cordes, ses mouvements chromatiques, ascendants et descendants, ses tremolos menaçants de violons.

J’imaginais alors un vaisseau perdu dans l’ocĂ©an en pleine tempĂȘte. Cet ocĂ©an Ă©tait pour moi immense, il m’encerclait. Il me semblait reprĂ©senter la musique par excellence, comme la seule possibilitĂ© d’avenir de ma vie.

Connaissez-vous le waterphone ? C’est un instrument de percussion composĂ© d’un rĂ©servoir en acier rempli d’eau. Sur le pourtour du rĂ©servoir sont fixĂ©s des tiges en bronze qui forment une Ă©toile de mer. L’interprĂšte percute avec une baguette mĂ©tallique les tiges, ou bien joue avec un archet. Les sons produits semblent venir d’un autre monde recrĂ©ant des chants de sirĂšnes ou de baleines. J’ai utilisĂ© cet instrument pour mon deuxiĂšme opĂ©ra Quai Ouest qui se situe sur le port de New-York.

Jules Michelet Ă©crit dans La Mer : « On peut voir l’ocĂ©an partout. Partout il apparaĂźtra imposant et redoutable. Tel il est autour des caps d’oĂč on le voit de tous cĂŽtĂ©s. » Plus loin : « On ne le voit pas infini, mais on le sent, on l’entend, on le devine infini, et l’impression n’en est que plus profonde. »

J’aimerais Ă©crire Ă  mon tour : la musique est partout, elle est autour des caps d’oĂč on la voit de tous cĂŽtĂ©s.

Musique infinie.

Mon Zoo Circus pour ensemble est une rĂ©ponse amicale Ă  Camille Saint-SaĂ«ns et Ă  son Carnaval des animaux. Je rends hommage Ă  des animaux marins que Saint-SaĂ«ns n’Ă©voque pas dans son Ɠuvre. J’imite alors le chant de baleines tristes avec de mystĂ©rieux glissandos d’instruments Ă  cordes. J’imagine aussi le rĂ©cital d’un poulpe pianistejouant le prĂ©lude en do de Bach, le prĂ©lude est alors dĂ©multipliĂ© par les huit tentacules du poulpe sur le clavier du piano.

Et plus encore, je recrĂ©e musicalement l’ondulation de sirĂšnes dans l’ocĂ©an. Souvenir de multiples rĂȘvasseries de mon enfance, et plus tard aussi.

Le 17 mai 2017 Ă  Marseille, je suis sur le ferry qui m’amĂšne vers le Vieux-Port. Je reçois alors deux messages de MichaĂ«l Levinas et Yann Arthus-Bertrand : ils me fĂ©licitent Ă  l’instant de mon Ă©lection Ă  l’AcadĂ©mie des beaux-arts. Le ferry vient tout juste d’accoster. En face de moi je vois le fameux bar de l’O.M. oĂč les marseillais viennent se noyer dans le pastis. Je rejoins alors ce bar pour me remettre de mes Ă©motions.

« Voir le jour se lever est plus utile que d’entendre la Symphonie pastorale » Ă©crit Debussy.

Mais voir la mer est plus utile que d’entendre La Mer de Debussy.

La mer infinie.

Rivi Simplicitate (la simplicitĂ© de la riviĂšre) ou les anciennes riviĂšres de Mars : ces deux simples piĂšces que j’ai composĂ©es pour de jeunes pianistes. Les doigts vagabondent sur les touches blanches du piano. On joue les notes de maniĂšre legato, comme l’on touche Ă  peine la surface de l’eau avec la pulpe des doigts. Parfois les jeunes pianistes jouent plus ou moins vite ces piĂšces de musique : ils suivent alors un ruisseau imaginaire Ă  chaque fois diffĂ©rent.

Souvenir magique de la maison de Jacques Rougerie Ă  Marseille : son immense terrasse contemple la mer MĂ©diterranĂ©e, le ciel est parfaitement bleu. Notre ami Marc Barani ne peut nous rejoindre car il est aux Ăźles du Frioul, tout juste en face de nous. L’eau nous sĂ©pare !

Au dĂ©but de sa maladie, en 1932, sur la plage de Saint-Jean-de-Luz, Maurice Ravel se trouve ne plus pouvoir nager : il attend alors du secours en faisant la planche afin de ne pas se noyer. En dĂ©chiffrant au piano ses Jeux d'eau, je pense parfois Ă  ce Ravel faisant tranquillement la planche. Au Lever du jour du ballet Daphnis et ChloĂ©, il Ă©crit dans sa partition : « Aucun bruit que le murmure des ruisselets amassĂ©s par la rosĂ©e qui coule des roches ».

Des notes qui coulent comme de l'eau.

J’aime cette ancienne expression « navigare necesse est, vivre non est necesse » : ce qui compte, ce n’est pas tant de vivre, mais de naviguer.

Fernando Pesoa a Ă©crit : « Nous nous retrouvons Ă  naviguer, sans avoir idĂ©e du port oĂč nous pourrions accoster. »

Quelle magnifique allĂ©gorie de la crĂ©ation musicale : se laisser porter par l’eau, attendre sans but et suivre la bonne vague, puis surfer sur cette vague. Ne pas tomber. LĂącher prise. Laisser dĂ©rouler une mĂ©lodie infinie. CrĂ©er. Aimer.

RĂ©gis Campo, membre de la section de Composition musicale de l'AcadĂ©mie des beaux-arts Lettre de l'AcadĂ©mie des beaux-arts N°101 - À l'origine, l'eau




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