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"LA DÉCONSTRUCTION HYPERMODERNE : L’EXEMPLE DU QUATUOR À CORDES􏱑􏰏􏰍􏰁􏰏􏰐􏰓 N°2 DE CAMPO" 􏰮􏰍- 􏰇LES ESTHÉTIQUES DE LA CITATION DES ANNÉES 1960 AUX ANNÉES 2000. LES CAHIERS DE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE (2016)


"La déconstruction hypermoderne : l’exemple du Quatuor à cordes􏱑􏰏􏰍􏰁􏰏􏰐􏰓n°2 de Campo" 􏰮􏰍- 􏰇Les esthétiques de la citation des années 1960 aux années 2000. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique (2016) 􏰪
La citation peut parfois servir de calque à une autre oeuvre, qui se dégage de sa propre structure déconstruite. Lorsqu’elle prend les contours de la parodie, la citation investirait « une attitude ludique, voire ironique » (Genette 1982, 542), en raison de la faculté pour l’auditeur de percevoir l’écart, sinon le gauchissement, entre l’original et son altération. C’est précisément le traitement de la citation issue de l’Ouverture de la Flûte enchantée dans le Quatuor à cordes no 2 (2006) de Régis Campo (né en 1968). La musique qui l’enveloppe se démarque par l’éclatement et la déconstruction ludique du modèle (Kippelen 2012, 226), intégré à texture dynamique et coruscante, composée de sonorités inattendues. Chaque cellule issue de ce sujet de fugato est ensuite réinjectée, transposée, subissant d’importantes variations de timbre dues aux multiples modes de jeu mis en oeuvre par le compositeur : pizzicato, pizzicato sur le chevalet, flautando, souffle de l’archet sur les cordes bloquées, jeu derrière le chevalet, etc. (Exemples 3 et 4). 􏰏􏰄􏰃 􏰍􏰏􏰁􏰓􏰃 􏰽􏰏􏰠􏰓􏰃􏰚 􏰞􏰏􏰂 􏰕􏰃 􏰎􏰌􏰛􏰍􏰛􏰃 􏰎􏰃 􏰕􏰍 􏰇􏰓􏰐􏰇􏰓􏰃 􏰕􏰁􏰓􏰏􏰜􏰁􏰏􏰓􏰃 􏰎􏰌􏰜􏰐􏰄􏰕􏰁􏰓􏰏􏰂􏰁􏰃􏰡 􏰮􏰐􏰓􏰕􏰞􏰏􏰔􏰃􏰈􏰈􏰃 􏰇􏰓􏰃􏰄􏰎 􏰈􏰃􏰕 􏰜􏰐􏰄􏰁􏰐􏰏􏰓􏰕 􏰎􏰃 



􏰪Par la distorsion du modèle, cette oeuvre pourrait, à première vue, s’apparenter à Hymnen, accomplissant à l’aide du seul quatuor l’altération multiparamétrique réalisée en studio. Malgré la permanence de techniques d’écriture éminemment modernes, de nombreux éléments témoignent que le paradigme esthétique est ici bien différent. Les sonorités sont tout d’abord plus douces, évitant les timbres stridents, l’atmosphère angoissante des cris de foule, les spéculations issues de nombreuses modulations de timbre. La citation défile ensuite sur une sorte de patron rythmique binaire, immuablement pulsé, ce qui est assez rare dans la musique d’avant-garde. Enfin, d’une manière générale, le Quatuor de Campo est une musique pétillante, nimbée de staccato, de notes répétées dynamiques, de modes de jeu légers, parfois subtilement glissés, à la manière d’un gag, ou effleurés ; la poétique du flautando, effleurement de la corde comme de l’idée, y est particulièrement intéressante. Mesure après mesure, note après note, la citation se dévoile, apparaissant de plus en plus prégnante jusqu’à son exposition quasi intégrale, dans sa tonalité initiale, à la mesure 26. Soigneusement choisi pour son allure vivace, pour son caractère résolument optimiste, lancé par de multiples sauts de quinte et quartes vers l’aigu, le sujet de fugue plaisamment travesti exhale à travers chaque portée ses formules ludiques venues tout droit du xviiie siècle : gammes, notes répétées, sauts d’intervalles idiomatiques, simples et doubles broderies, etc.  

Le processus de déconstruction de la citation s’achève à la fin par son effritement, que le compositeur qualifie de « musique de mandolines un peu enfantine » (Campo 2006). À bien des égards, on pourrait le rapprocher d’un jeu de construction, où l’enfant utilise un matériau élémentaire pour bâtir des figures complexes qu’il détruit ensuite, une fois réalisées. Le retour en enfance est clairement assumé par le compositeur qui déclare ouvrir à l’auditeur son « monde personnel [...] proche du rêve, un peu naïf, avec des réminiscences de l’enfance, avec de l’ironie et de l’humour » (Campo 2002, 10). L’un des rares musiciens de notre temps à revendiquer son esthétique ludique (Franco-Rogelio et Denizart 2014, 2), Campo imagine cette réconciliation entre musique contemporaine et tradition classique — une époque où la musique était présumée joyeuse et positive — comme antidote au « pessimisme » exacerbé qu’il perçoit à l’orée de notre millénaire (Campo 2004, 4). C’est pourquoi il souhaite transmettre à son auditoire des affects de joie et de bien-être : « Après avoir écouté ma musique, le public est plutôt souriant, décontracté, se sent concerné par ce qui s’est passé. C’est souvent un état psychologique qui lui plaît » (Campo 2002, 13). 

Distincte du polystylistisme tragique ou cynique de Schnittke, indifférente à l’utopie universaliste de Stockhausen, l’altération musicale se veut ludique, plaisante, voire rassurante. Néanmoins, ceci n’obère pas une certaine exploration, notamment rythmique, lors des cinq séquences intermédiaires où le tempo est libre et individualisé. La polyrythmie aléatoire qui en découle agrège à d’autres matériaux des cellules issues de Mozart, notamment des arpèges d’accords parfaits majeurs relevant ici d’une polytonalité qui superpose les tonalités de fa majeur, sol majeur et la majeur (Exemple 5).

Malgré les dissonances harmoniques et le brouillage rythmique, les sonorités volontairement légères du quatuor renvoient à l’image éthérée et rassurante de l’art des sociétés postindustrielles. Avide de bonheur et de divertissements, le public les apprécie d’autant plus qu’elles tranchent avec l’aridité des sons électroniques de Stockhausen et avec l’emphase tragique d’un Schnittke. Au-delà même de son apport mélodique, la citation permet au compositeur de réintégrer un son affiné, fait d’harmonies limpides, et parfois un rythme binaire pulsé, deux caractéristiques peu fréquentes dans la musique d’avant-garde. Cet art impose sa médiation avec le divertissement, qui s’accompagne de l’adoption de certains codes de l’hyperspectacle dont parle Lipovetsky :

[l]a société transesthétique apparaît comme une chaîne ininterrompue de spectacles et de produits sous les auspices du fun, du ludisme, du délassement marchandisé. [...] Ambiance généralisée de loisir qui, diffusant une atmosphère de légèreté et de bonheur, construit l’image d’une espèce de rêve éveillé permanent, de paradis de la consommation

Lipovetsky et Serroy 2013, 278

 Sous ses aspects les moins sincères, la création hypermoderne paraît se confondre avec la prophétie adornienne de la fin de l’art, nivelé et absorbé par le marché tout puissant. Abandonnant la nécessité émancipatrice qui fondait l’idéal moderne, et induisant un renouvellement quasi permanent des techniques d’écriture, au risque d’y perdre l’auditeur, l’hypermoderne renoue comme le postmoderne avec le passé, sans y voir toujours une forme de paradis perdu (Schnittke, Adams, etc.) ni se réfugier dans la contemplation (Pärt, Silvestrov, etc.). La musique de l’hypermodernité est au contraire mue par le plaisir immédiat et gourmand que suscitent les sonorités brillantes, les rythmes obstinés, pleins d’entrain, les mouvements brefs, fuyant les longs développements, à l’instar de ceux d’Hymnen, long de près de deux heures. Plusieurs partitions témoignent d’un métissage divertissant avec certaines pratiques issues des musiques actuelles, associées aux choix de titre ludiques, parfois en forme de calembour et souvent de langue anglaise : Disco-toccata (1994) et Techno-parade (1998) de Guillaume Connesson, Jazz Connotation (1998), D’un rêve parti (1999) et On the Dance Floor (2003) de Bruno Mantovani, Pop-Art (2002) de Régis Campo, Bach Panther (1985) de Stéphane Delplace, ainsi que tout le catalogue de Christian Lauba écrit sous le pseudonyme de Jean Matitia. Avec Hungarian Rock et Passacaglia ungherese pour clavecin (1978), deux pièces « ironiques, hongroises et pop » (Ligeti cité dans Montalembert et Abromont 2010, 910) pour clavecin, Ligeti peut être considéré comme un précurseur du genre. Indépendamment du goût pour les sonorités électriques du rock ou du rap, elles aussi très présentes dans la musique d’avant-garde (Castanet 2012), ces différentes partitions témoignent du besoin cher à certains compositeurs des années 1990-2000 de rattacher la musique contemporaine, même de manière distanciée, au mouvement des loisirs musicaux populaires, afin de s’éloigner d’une tour d’ivoire maintes fois dénoncée. Bruno Mantovani, en particulier, ne cache pas son intérêt pour ce type de mélange des genres :

J’éprouve régulièrement le besoin d’écrire des oeuvres ludiques, caractérisées par un discours musical hétéroclite et discontinu. Souvent composées en quelques jours, ces pièces sont des divertissements propices à l’expérimentation, dans lesquelles je laisse agir mon inspiration de façon intuitive, sans tenter de la canaliser très strictement. L’intégration d’éléments issus de répertoires populaires à mon langage musical « naturel » est alors un moyen de créer la diversité, d’accentuer l’atmosphère extravertie de l’oeuvre, de bâtir une dramaturgie jouant sur la référence

Mantovani s.d.

Ce détournement du sérieux et du tragique vers un art plus léger est l’une des caractéristiques majeures de l’esthétique hypermoderne, qui « triomphe dans la démocratisation de masse du loisir culturel, le consumérisme expérientiel, la transformation de la mémoire en divertissement-spectacle » (Lipovetsky 2004, 128). Quelques années plus tôt, Dahlhaus estimait que la postmodernité, tout au moins dans sa branche américaine, proposait déjà une « médiation avec la musique de divertissement », bien que cette nouvelle proximité ne fût pas, selon lui, « une évidence, mais un problème » (Dahlhaus 1998, 129). La pratique de la citation permet de situer à travers l’exemple de Schnittke, puis de Campo, le passage de la postmodernité à l’hypermodernité, frontière ténue, mais qui témoigne de réelles évolutions. Le collage brut disparaît, tout autant que le désir de lui faire subir des processus fortement conceptualisés. Dans le quatuor, l’empreinte du divertissement, surmodelée d’une dose importante de techniques propres à la musique savante, évite l’écueil du premier degré par certaines ambivalences rythmiques et harmoniques : opposition d’un quatre temps binaire strict — celui de Mozart comme celui de la musique pop — à des séquences non mesurées ; opposition des accords (presque) parfaits des premières mesures aux superpositions polytonales et aléatoires des sections au tempo individualisés.


Conclusions

Reprenant les arguments d’Adorno, une large part des compositeurs et musicologues dénoncent, au mieux, « les tendances régressives de cette mode de l’emprunt » (Fournier 2010, 1066), au pire, rangent ces oeuvres dans le grenier poussiéreux de l’infamie, en se posant comme garants d’une musique irrémissiblement attachée à la gravité. Fournier accuse Campo de faire preuve d’un certain « autisme » esthétique, à l’égard de l’histoire du quatuor à cordes, « qui n’a cessé d’être porté [...] par une nécessité de sérieux (au sens beethovénien de serioso) ou de gravité, c’est à dire par une pensée authentique et une véritable problématique musicale » (Fournier 2010, 1064). L’auteur met en garde contre un risque de « relâchement hédoniste » et de mutation en « objet banal » (Fournier 2010, 1064) qui guette son genre favori. Il en est effectivement ainsi de l’hypermodernité, « complexe et paradoxale » selon Sébastien Charles, qui rappelle qu’elle « stimule les plaisirs (l’hédonisme, la consommation, la fête) et produit des comportements anxiogènes et pathologiques » (Charles 2007, 21) que certaines formes d’art et de divertissement tentent d’annihiler. Sous couvert d’un rapport apaisé avec la perception et d’une apparente simplicité de facture, Campo conjure un univers jugé trop pessimiste et dont les manifestations musicales savantes en offrent un reflet excessivement noir à son goût :

Je me suis rendu compte qu’en analysant les choses à froid, en regardant le monde et notre destin dans ce monde, je suis foncièrement pessimiste. Mais s’il y a une chose que je ne supporte pas, ce sont les gens qui pleurnichent. [...] Ma réponse à tous les drames, à toute la noirceur de la vie, est un optimisme démesuré.

Campo 2002, 13

Parfaitement intégré à la mondialisation et de plus en plus perméable aux cultures postindustrielles, la musique dite contemporaine adopte au moins depuis la fin des années 1980 certains codes réservés jusqu’alors aux variétés : hyperpersonnalisation d’interprètes de plus en plus jeunes, au physique avantageux, enchaînant les couvertures des magazines spécialisés et effectuant des tournées sur le catalogue de leurs agences artistiques, de plus en plus mondialisées. Architecture, urbanisme et arts plastiques ont précédé la musique dans ces mutations et multiplient séductions, clins d’oeil et souvenirs du passé, mélangés avec un sens plus léger du drame aux techniques de création les plus récentes. Au moment où le matériau se fait rare, certains compositeurs semblent s’attacher à déconstruire les grandes oeuvres du passé, privilégiant une forme d’esthétisme sonore, des sonorités diaphanes, une métrique binaire, contrariée dans les seuls espaces de polytempo. Un passé qu’on encense autant qu’on l’altère, un passé remixé au goût de la technique contemporaine, nimbée de modes de jeux, creusant le sonore, irriguant la matière, opposant son foisonnement luxuriant et amusé à l’ordonnancement linéaire et rationnel de l’avant-garde des décennies précédentes.

Kippelen, É. (2016). Les esthétiques de la citation des années 1960 aux années 2000. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique17(2), 37–47. 


⬇️YouTube⬇️
https://www.youtube.com/watch?v=mZRKLTurvek 
Régis Campo - String Quartet No.2 by Quatuor Diotima  (© 2007 by Editions Henry Lemoine)  
CD "Régis Campo - Ombra Felice" Label Signature - Radio France (2012)
⬇️SHEET MUSIC AVAILABLE⬇️
https://www.henry-lemoine.com/en/catalogue/fiche/28411 
⬇️MUSIC AVAILABLE⬇️

Quatuor Diotima : Pierre Morlet, cello Naaman Sluchin, violin Yun-Peng Zhao, violin Franck Chevalier, alto


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