INTERVIEW "RÉGIS CAMPO, C'EST UN BIG BANG HUMAIN" REVUE POLYPHONIES DÉCEMBRE 2024
La recette du chef d’œuvre selon Régis Campo
Interview de Régis Campo, compositeur bourré d’idées farfelues et de talent, par Julius Hanecke, critique musical bourré d’érudition et de préjugés.
J. H. - Comment vous présenteriez-vous à quelqu’un qui ne connaît pas votre travail ? Qui est Régis Campo ?
R.C. - Régis Campo, c’est un Big Bang humain. Il y a eu une énorme explosion à sa naissance, et depuis, il cherche de toutes ses forces à poursuivre l’expansion. Si on file la métaphore un peu plus, on pourrait dire que sa hantise serait de devenir un Big Crunch humain, posture qui consisterait à se ramasser toujours plus sur soi-même et sur ses certitudes.
J. H. - Eh bien Régis, si vous permettez que je vous appelle Régis, y a-t-il un sujet dont vous aimeriez discuter particulièrement ?
R.C. - Mais certainement ! Que diriez-vous de la Pataphysique par exemple ? Mon souhait absolu, c'est qu'on m'intronise comme membre régent du Collège de Pataphysique. C'est plus important pour moi que l'Académie des beaux-arts, l'Académie de Marseille ou ce que vous voulez. Ça fait quelques années que je leur fais des appels de phare, j'espère que ça viendra.
J. H. - Je préférerais tout de même commencer notre échange avec quelque chose qui ait au moins trait à la composition.
R.C. - Vraiment ? Dans ce cas, nous pourrions examiner de plus près mon projet d'adaptation de l'Écume des jours - qui est un livre très pataphysique - en opéra.
Au risque de vous décevoir, je dois avouer que je préférerais un point de départ plus conventionnel. Par exemple, quelles émotions cherchez-vous à exprimer dans votre musique, s’il en est ?
R.C. - C’est très simple, la réponse à cette question se trouve dans une expérience originelle qui date de mes 8 ans. Avec un camarade, on inventait des spectacles de clown à l’heure de la récréation : il faisait le clown triste et je faisais l'Auguste. Toute l’école se rassemblait en cercle autour de nous. On improvisait nos numéros au fur et à mesure que les rires nous nourrissaient. Depuis toujours, j’ai gardé cette envie de rire et je l'ai mise outrageusement dans ma musique !
J. H. - Une musique qui fait rire, mais c’est affreux. Vous a-t-on jamais suggéré que vous pourriez souffrir d’un complexe de rire prodromique ? Votre playlist Spotify n’est pas aussi joyeuse je l’espère ?
R.C. - C'est à vous de me le dire, on y trouverait dans le désordre : Björk, Vladimir Cosma, Radiohead, Morricone, Steve Reich, Philippe Katerine, Daft Punk aussi. C'est que j'aime bien les ambiances de boîtes de nuit.
J. H. - Vous aimez les boîtes de nuit, vous avez donc la jambe leste ?
R.C. - Trouvez-vous cela répréhensible pour un compositeur ? Mais rassurez-vous, je danse très mal. En revanche, la pulsation j’adore ça. Quand j’étais petit, je battais des rythmes complexes avec mes mains et mes pieds sur le rebord de mon lit avant de m'endormir : des 3 pour 2, des 5 pour 4, des 355 pour 113, ce qui est particulièrement difficile. Hélas, c’était un lit superposé. Mon petit frère, qui dormait sur la couchette inférieure, n’était pas toujours compréhensif.
J. H. - Dix ans à peine et déjà un rythmicien en culotte courte ! Je préfère ça. N’étiez-vous pas trop impatient de devoir attendre tant d’années avant qu’on vous prenne au sérieux ?
R.C. - Le chef d’orchestre Kent Nagano m’a toujours dit que pour un compositeur, le plus important, c’est de choisir la bonne vague. Savoir attendre l’opportunité parfaite, ne pas aller contre la volonté des choses, ne pas être ni en avance ni en retard, et quand le moment arrive, se laisser porter par la vague et surfer dessus. Je m’autorise d’ailleurs une digression : saviez-vous que Kent est un surfeur hors pair ?
J. H. - Je l’ignorais. Dans ce cas, permettez-moi également cette digression : on me souffle que l’article de la page suivante traite d’un artiste que vous connaissez plutôt bien, Théo Ould. Comment l’avez-vous rencontré ?
R.C. - La rencontre s’est faite par hasard dans une rame de TGV Marseille-Paris. Il était assis à côté de moi et me dévisageait subrepticement. Puis il m’a avoué tout de go : “Je pense que vous êtes Régis Campo, je travaille votre pièce Laterna Magica”. Et à partir de là, on s’est suivi. Très rapidement, j’ai voulu écrire pour lui.
J. H. - Et vous en êtes déjà à votre deuxième pièce pour Théo ! Ad Astra per aspera, Pagamania ! : mis à part les locutions latines, vous aimez donc aussi les allitérations ?
R.C. - Je me suis dis que pour un tel virtuose de son instrument et un tel un as de la communication, il lui fallait une musique courte et marquante, qui puisse rivaliser avec un titre de rock ou de variété.
J. H. - Vous ajoutez de l’eau à mon moulin : j’allais justement vous demander comment on compose une œuvre telle que Pagamania !, mêlant musique savante, musique populaire et percussions marocaines.
R.C. - C’est un processus mixte, ambigu. Évidemment, il y a tout une part de composition “classique” à la table, où l’on écrit des motifs, des contrepoints, où l'on harmonise. Un second aspect est le travail à l’ordinateur, où l’on tâtonne avec des sons, où l’on bidouille des boucles et des effets avec un séquenceur. Enfin, une troisième approche très empirique, quasiment aléatoire, où je jalonne tous les sons et timbres intéressants que j’entends au long de ma journée : une basse dans une chanson des Jackson Five, le duduk d’un ami saxophoniste, la voix d'Arielle Dombasle. Grâce à l’enregistrement multipiste, je regroupe tout et j’ai l’impression d’être un groupe de rock à moi tout seul. On compose non plus avec une approche linéaire ou contrapuntique, mais désormais matricielle. Il y a un côté très ludique, les choses ne sont pas figées par l'écrit : on coche et décoche des pistes selon l'envie et l'humeur !
J. H. - Je vous trouve encore bien enjoué. Pourtant, on raconte que vous avez failli rendre fou l’ingénieur du son en lui demandant une dizaine de fois de rajouter des pistes et sons supplémentaires.
R.C. - Le plus difficile c’est effectivement de savoir couper le cordon ombilical. Identifier le moment précis où l’on peut basculer dans l’excès à force de surligner le propos. C’est une clairvoyance qui vient avec les années. Une fois passé ce point d'inflexion, c'est souvent le contraire qui se produit chez moi : j’ai tendance à vouloir écrémer, écourter, aller à l’essentiel. C’est problématique, car avec tous ces repentirs, mes œuvres raccourcissent avec les années. En dix ans d’existence, Laterna Magica a quand même perdu près de 3 minutes, un vrai casse-tête pour mes éditeurs...
J. H. - Tout cela est fort intéressant, mais vous devez savoir qu’il est une question virtuellement obligée concernant votre carrière, à laquelle nous devons au moins faire allusion. C’est celle de votre activité pléthorique sur les réseaux sociaux et Youtube...
R.C. - J’adore le montage vidéo, retoucher des images, choisir des polices de caractère, travailler mes vignettes sur Canva... Je vois ça comme une extension de la création et de mon travail de compositeur ! Il m’arrive de visionner avec le plus grand sérieux des tutoriels de jeunes youtubeurs et youtubeuses qui m’expliquent pas à pas comment détourer des photographies, rajouter une bulle, ou encore faire apparaître des titres sur mes vidéos. Il y a plein de petits codes et astuces à intégrer. Je trouve cela passionnant. Je sais que peu de mes confrères s’intéressent à ces sujets, peut-être par peur de perdre leur crédibilité. C’est d’autant plus dommage que d’autres communautés d’artistes, je pense notamment aux écrivains, aux plasticiens ou aux photographes, exploitent à fond ces outils et ont parfois des comptes très suivis sur Instagram !
J. H. - Vous n'allez tout de même pas essayer de me convaincre des vertus des réseaux sociaux ?
R.C. - Pourtant, l'un de mes rêves serait de produire des tutoriels complètement foireux et surréalistes sur YouTube et Instagram ! Je les intitulerais par exemple "comment composer un chef d'œuvre". J'imagine une vidéo qui dure 40 minutes, où je fais un malaise dans les 30 premières secondes, où l'on voit le SAMU arriver, tenter de me ranimer au bouche-à-bouche, avant de m'emporter sur un brancard. Ou alors faire de l'ASMR encore inexplorés, comme les bouteilles d'eau minérales. J'aimerais les tapoter en douceur, souffler dedans, ou tenter de dire "bonjour bonsoir" dans plusieurs langues avec la bouche sur le goulot, tous cela devant un gros micro.
J. H. - Je sens que voter ASMR fétichiste de bouteille va encore faire du bruit dans Landerneau. C'est du joli.
R.C. - Voix n'aimez pas l'eau minérale ? La Rozana est pourtant excellente.
J. H. - Si fait, si fait, mais l’heure tourne, abrégeons. Pour garnir la playlist de la revue, j’ai besoin que vous me citiez une interprétation qui vous impressionne beaucoup.
R.C. - Sans hésitation, l’interprétation de 4 minutes 33 de John Cage par le Berliner Philharmoniker dirigé par Kirill Petrenko. D’abord, c’est une musique puissante et excellemment orchestrée. Mais surtout, il dirige vraiment différemment chacun des trois mouvements. Le dernier, c’est l’apothéose silencieuse. Certains diront qu’il y a anguille sous roche parce que la vidéo sur YouTube ne dure que 3 minutes 42. Ils n’ont rien compris : le chef a simplement pris un tempo un peu plus enlevé dans le finale !
English translation :
Régis Campo's recipe for a masterpiece
Interview with Régis Campo, a composer brimming with eccentric ideas and talent, by Julius Hanecke, a music critic brimming with erudition and prejudice.
J. H. - How would you introduce yourself to someone who doesn't know your work? Who is Régis Campo?
R.C. - Régis Campo is a human Big Bang. There was a huge explosion when he was born, and ever since, he's been trying with all his might to continue the expansion. If we were to stretch the metaphor a little further, we could say that his greatest fear would be to become a human Big Crunch, a posture that would consist of always crawling back on oneself and on one's certainties.
J. H. - Well, Régis, if you don't mind my calling you Régis, is there a subject you'd particularly like to discuss?
R.C. - Certainly! How about Pataphysics, for example? My absolute wish is to be inducted as a regent member of the Collège de Pataphysique. It's more important to me than the Académie des Beaux-Arts, the Académie de Marseille or whatever. I've been making lighthouse calls to them for a few years now, and I hope they'll come around.
J. H. - I'd prefer to start our exchange with something at least related to composition.
R.C. - Really? In that case, we could take a closer look at my project to adapt L'Écume des jours (aka Froth On The Daydream or Mood Indigo of Boris Vian) - which is a very pataphysical book - into an opera.
J. H. - At the risk of disappointing you, I have to admit that I'd prefer a more conventional starting point. For example, what emotions, if any, are you trying to express in your music?
R.C. - Very simply, the answer to this question lies in an original experience I had when I was 8 years old. A friend and I used to put on clown shows at recess: he'd play the sad clown and I'd play Augustus. The whole school would gather around us in a circle. We'd improvise our routines as the laughter fed us. I've always had this urge to laugh, and I've put it into my music!
J. H. - Music that makes you laugh, but it's awful. Has it ever been suggested to you that you might be suffering from a prodromal laughter complex? I hope your Spotify playlist isn't that happy?
R.C. - You tell me. In no particular order, there's Björk, Vladimir Cosma, Radiohead, Morricone, Steve Reich, Philippe Katerine, Daft Punk too. It's just that I like the atmosphere of nightclubs.
R.C. - I love video editing, retouching images, choosing fonts, working on my thumbnails on Canva... I see it as an extension of my creative and composing work! I sometimes watch tutorials from young youtubers who explain step by step how to crop photographs, add a bubble, or add titles to my videos. There are lots of little codes and tricks to integrate. I find it fascinating. I know that few of my colleagues are interested in these subjects, perhaps for fear of losing their credibility. It's all the more of a pity as other artist communities, such as writers, visual artists and photographers, make full use of these tools and sometimes have very well-followed accounts on Instagram!
J. H. - You're not going to try and convince me of the virtues of social networking, are you?
R.C. - And yet, one of my dreams would be to produce completely messed-up, surrealist tutorials on YouTube and Instagram! I'd call them “How to compose a masterpiece”, for example. I'd imagine a video that lasts 40 minutes, where I faint in the first 30 seconds, where we see the paramedics arrive, try to revive me with mouth-to-mouth resuscitation, before carrying me away on a stretcher. Or do unexplored ASMR, like mineral water bottles. I'd like to tap them gently, blow into them, or try to say “good morning good evening” in several languages with my mouth on the neck, all in front of a big microphone.
J. H. - I have a feeling that voting ASMR with a bottle fetish is going to cause trouble. That's nice.
R.C. - Don't you like mineral water? Rozana is excellent, though.
J. H. - Yes, it is, but we're running out of time, so let's cut to the chase. To complete the review's playlist, I need you to name an interpretation that impresses you greatly.
R.C. - Without hesitation, John Cage's 4 minutes 33 by the Berliner Philharmoniker conducted by Kirill Petrenko. First of all, it's powerful music, excellently orchestrated. But above all, he conducts each of the three movements very differently. The last movement is the silent apotheosis. Some might say there's something fishy about the fact that the YouTube video lasts only 3 minutes 42, but they've missed the point: the conductor has simply taken the tempo up a notch in the finale!
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