✨đ INTERVIEW "RĂGIS CAMPO, C'EST UN BIG BANG HUMAIN" REVUE POLYPHONIES DĂCEMBRE 2024
đ La recette du chef d’Ćuvre selon RĂ©gis Campo
Interview de RĂ©gis Campo, compositeur bourrĂ© d’idĂ©es farfelues et de talent, par Julius Hanecke, critique musical bourrĂ© d’Ă©rudition et de prĂ©jugĂ©s.
J. H. - Comment vous prĂ©senteriez-vous Ă quelqu’un qui ne connaĂźt pas votre travail ? Qui est RĂ©gis Campo ?
R.C. - RĂ©gis Campo, c’est un Big Bang humain. Il y a eu une Ă©norme explosion Ă sa naissance, et depuis, il cherche de toutes ses forces Ă poursuivre l’expansion. Si on file la mĂ©taphore un peu plus, on pourrait dire que sa hantise serait de devenir un Big Crunch humain, posture qui consisterait Ă se ramasser toujours plus sur soi-mĂȘme et sur ses certitudes.
J. H. - Eh bien Régis, si vous permettez que je vous appelle Régis, y a-t-il un sujet dont vous aimeriez discuter particuliÚrement ?
R.C. - Mais certainement ! Que diriez-vous de la Pataphysique par exemple ? Mon souhait absolu, c'est qu'on m'intronise comme membre rĂ©gent du CollĂšge de Pataphysique. C'est plus important pour moi que l'AcadĂ©mie des beaux-arts, l'AcadĂ©mie de Marseille ou ce que vous voulez. Ăa fait quelques annĂ©es que je leur fais des appels de phare, j'espĂšre que ça viendra.
J. H. - Je prĂ©fĂ©rerais tout de mĂȘme commencer notre Ă©change avec quelque chose qui ait au moins trait Ă la composition.
R.C. - Vraiment ? Dans ce cas, nous pourrions examiner de plus prĂšs mon projet d'adaptation de l'Ăcume des jours - qui est un livre trĂšs pataphysique - en opĂ©ra.
Au risque de vous dĂ©cevoir, je dois avouer que je prĂ©fĂ©rerais un point de dĂ©part plus conventionnel. Par exemple, quelles Ă©motions cherchez-vous Ă exprimer dans votre musique, s’il en est ?
R.C. - C’est trĂšs simple, la rĂ©ponse Ă cette question se trouve dans une expĂ©rience originelle qui date de mes 8 ans. Avec un camarade, on inventait des spectacles de clown Ă l’heure de la rĂ©crĂ©ation : il faisait le clown triste et je faisais l'Auguste. Toute l’Ă©cole se rassemblait en cercle autour de nous. On improvisait nos numĂ©ros au fur et Ă mesure que les rires nous nourrissaient. Depuis toujours, j’ai gardĂ© cette envie de rire et je l'ai mise outrageusement dans ma musique !
J. H. - Une musique qui fait rire, mais c’est affreux. Vous a-t-on jamais suggĂ©rĂ© que vous pourriez souffrir d’un complexe de rire prodromique ? Votre playlist Spotify n’est pas aussi joyeuse je l’espĂšre ?
R.C. - C'est à vous de me le dire, on y trouverait dans le désordre : Björk, Vladimir Cosma, Radiohead, Morricone, Steve Reich, Philippe Katerine, Daft Punk aussi. C'est que j'aime bien les ambiances de boßtes de nuit.
J. H. - Vous aimez les boĂźtes de nuit, vous avez donc la jambe leste ?
R.C. - Trouvez-vous cela rĂ©prĂ©hensible pour un compositeur ? Mais rassurez-vous, je danse trĂšs mal. En revanche, la pulsation j’adore ça. Quand j’Ă©tais petit, je battais des rythmes complexes avec mes mains et mes pieds sur le rebord de mon lit avant de m'endormir : des 3 pour 2, des 5 pour 4, des 355 pour 113, ce qui est particuliĂšrement difficile. HĂ©las, c’Ă©tait un lit superposĂ©. Mon petit frĂšre, qui dormait sur la couchette infĂ©rieure, n’Ă©tait pas toujours comprĂ©hensif.
J. H. - Dix ans Ă peine et dĂ©jĂ un rythmicien en culotte courte ! Je prĂ©fĂšre ça. N’Ă©tiez-vous pas trop impatient de devoir attendre tant d’annĂ©es avant qu’on vous prenne au sĂ©rieux ?
R.C. - Le chef d’orchestre Kent Nagano m’a toujours dit que pour un compositeur, le plus important, c’est de choisir la bonne vague. Savoir attendre l’opportunitĂ© parfaite, ne pas aller contre la volontĂ© des choses, ne pas ĂȘtre ni en avance ni en retard, et quand le moment arrive, se laisser porter par la vague et surfer dessus. Je m’autorise d’ailleurs une digression : saviez-vous que Kent est un surfeur hors pair ?
J. H. - Je l’ignorais. Dans ce cas, permettez-moi Ă©galement cette digression : on me souffle que l’article de la page suivante traite d’un artiste que vous connaissez plutĂŽt bien, ThĂ©o Ould. Comment l’avez-vous rencontrĂ© ?
R.C. - La rencontre s’est faite par hasard dans une rame de TGV Marseille-Paris. Il Ă©tait assis Ă cĂŽtĂ© de moi et me dĂ©visageait subrepticement. Puis il m’a avouĂ© tout de go : “Je pense que vous ĂȘtes RĂ©gis Campo, je travaille votre piĂšce Laterna Magica”. Et Ă partir de lĂ , on s’est suivi. TrĂšs rapidement, j’ai voulu Ă©crire pour lui.
J. H. - Et vous en ĂȘtes dĂ©jĂ Ă votre deuxiĂšme piĂšce pour ThĂ©o ! Ad Astra per aspera, Pagamania ! : mis Ă part les locutions latines, vous aimez donc aussi les allitĂ©rations ?
R.C. - Je me suis dis que pour un tel virtuose de son instrument et un tel un as de la communication, il lui fallait une musique courte et marquante, qui puisse rivaliser avec un titre de rock ou de variété.
J. H. - Vous ajoutez de l’eau Ă mon moulin : j’allais justement vous demander comment on compose une Ćuvre telle que Pagamania !, mĂȘlant musique savante, musique populaire et percussions marocaines.
R.C. - C’est un processus mixte, ambigu. Ăvidemment, il y a tout une part de composition “classique” Ă la table, oĂč l’on Ă©crit des motifs, des contrepoints, oĂč l'on harmonise. Un second aspect est le travail Ă l’ordinateur, oĂč l’on tĂątonne avec des sons, oĂč l’on bidouille des boucles et des effets avec un sĂ©quenceur. Enfin, une troisiĂšme approche trĂšs empirique, quasiment alĂ©atoire, oĂč je jalonne tous les sons et timbres intĂ©ressants que j’entends au long de ma journĂ©e : une basse dans une chanson des Jackson Five, le duduk d’un ami saxophoniste, la voix d'Arielle Dombasle. GrĂące Ă l’enregistrement multipiste, je regroupe tout et j’ai l’impression d’ĂȘtre un groupe de rock Ă moi tout seul. On compose non plus avec une approche linĂ©aire ou contrapuntique, mais dĂ©sormais matricielle. Il y a un cĂŽtĂ© trĂšs ludique, les choses ne sont pas figĂ©es par l'Ă©crit : on coche et dĂ©coche des pistes selon l'envie et l'humeur !
J. H. - Je vous trouve encore bien enjouĂ©. Pourtant, on raconte que vous avez failli rendre fou l’ingĂ©nieur du son en lui demandant une dizaine de fois de rajouter des pistes et sons supplĂ©mentaires.
R.C. - Le plus difficile c’est effectivement de savoir couper le cordon ombilical. Identifier le moment prĂ©cis oĂč l’on peut basculer dans l’excĂšs Ă force de surligner le propos. C’est une clairvoyance qui vient avec les annĂ©es. Une fois passĂ© ce point d'inflexion, c'est souvent le contraire qui se produit chez moi : j’ai tendance Ă vouloir Ă©crĂ©mer, Ă©courter, aller Ă l’essentiel. C’est problĂ©matique, car avec tous ces repentirs, mes Ćuvres raccourcissent avec les annĂ©es. En dix ans d’existence, Laterna Magica a quand mĂȘme perdu prĂšs de 3 minutes, un vrai casse-tĂȘte pour mes Ă©diteurs...
J. H. - Tout cela est fort intĂ©ressant, mais vous devez savoir qu’il est une question virtuellement obligĂ©e concernant votre carriĂšre, Ă laquelle nous devons au moins faire allusion. C’est celle de votre activitĂ© plĂ©thorique sur les rĂ©seaux sociaux et Youtube...
R.C. - J’adore le montage vidĂ©o, retoucher des images, choisir des polices de caractĂšre, travailler mes vignettes sur Canva... Je vois ça comme une extension de la crĂ©ation et de mon travail de compositeur ! Il m’arrive de visionner avec le plus grand sĂ©rieux des tutoriels de jeunes youtubeurs et youtubeuses qui m’expliquent pas Ă pas comment dĂ©tourer des photographies, rajouter une bulle, ou encore faire apparaĂźtre des titres sur mes vidĂ©os. Il y a plein de petits codes et astuces Ă intĂ©grer. Je trouve cela passionnant. Je sais que peu de mes confrĂšres s’intĂ©ressent Ă ces sujets, peut-ĂȘtre par peur de perdre leur crĂ©dibilitĂ©. C’est d’autant plus dommage que d’autres communautĂ©s d’artistes, je pense notamment aux Ă©crivains, aux plasticiens ou aux photographes, exploitent Ă fond ces outils et ont parfois des comptes trĂšs suivis sur Instagram !
J. H. - Vous n'allez tout de mĂȘme pas essayer de me convaincre des vertus des rĂ©seaux sociaux ?
R.C. - Pourtant, l'un de mes rĂȘves serait de produire des tutoriels complĂštement foireux et surrĂ©alistes sur YouTube et Instagram ! Je les intitulerais par exemple "comment composer un chef d'Ćuvre". J'imagine une vidĂ©o qui dure 40 minutes, oĂč je fais un malaise dans les 30 premiĂšres secondes, oĂč l'on voit le SAMU arriver, tenter de me ranimer au bouche-Ă -bouche, avant de m'emporter sur un brancard. Ou alors faire de l'ASMR encore inexplorĂ©s, comme les bouteilles d'eau minĂ©rales. J'aimerais les tapoter en douceur, souffler dedans, ou tenter de dire "bonjour bonsoir" dans plusieurs langues avec la bouche sur le goulot, tous cela devant un gros micro.
J. H. - Je sens que votre ASMR fétichiste de bouteille va encore faire du bruit dans Landerneau. C'est du joli.
R.C. - Vous n'aimez pas l'eau minérale ? La Rozana est pourtant excellente.
J. H. - Si fait, si fait, mais l’heure tourne, abrĂ©geons. Pour garnir la playlist de la revue, j’ai besoin que vous me citiez une interprĂ©tation qui vous impressionne beaucoup.
R.C. - Sans hĂ©sitation, l’interprĂ©tation de 4 minutes 33 de John Cage par le Berliner Philharmoniker dirigĂ© par Kirill Petrenko. D’abord, c’est une musique puissante et excellemment orchestrĂ©e. Mais surtout, il dirige vraiment diffĂ©remment chacun des trois mouvements. Le dernier, c’est l’apothĂ©ose silencieuse. Certains diront qu’il y a anguille sous roche parce que la vidĂ©o sur YouTube ne dure que 3 minutes 42. Ils n’ont rien compris : le chef a simplement pris un tempo un peu plus enlevĂ© dans le finale !
English translation :
Régis Campo's recipe for a masterpiece
Interview with Régis Campo, a composer brimming with eccentric ideas and talent, by Julius Hanecke, a music critic brimming with erudition and prejudice.
J. H. - How would you introduce yourself to someone who doesn't know your work? Who is Régis Campo?
R.C. - Régis Campo is a human Big Bang. There was a huge explosion when he was born, and ever since, he's been trying with all his might to continue the expansion. If we were to stretch the metaphor a little further, we could say that his greatest fear would be to become a human Big Crunch, a posture that would consist of always crawling back on oneself and on one's certainties.
J. H. - Well, Régis, if you don't mind my calling you Régis, is there a subject you'd particularly like to discuss?
R.C. - Certainly! How about Pataphysics, for example? My absolute wish is to be inducted as a regent member of the CollÚge de Pataphysique. It's more important to me than the Académie des Beaux-Arts, the Académie de Marseille or whatever. I've been making lighthouse calls to them for a few years now, and I hope they'll come around.
J. H. - I'd prefer to start our exchange with something at least related to composition.
R.C. - Really? In that case, we could take a closer look at my project to adapt L'Ăcume des jours (aka Froth On The Daydream or Mood Indigo of Boris Vian) - which is a very pataphysical book - into an opera.
J. H. - At the risk of disappointing you, I have to admit that I'd prefer a more conventional starting point. For example, what emotions, if any, are you trying to express in your music?
R.C. - Very simply, the answer to this question lies in an original experience I had when I was 8 years old. A friend and I used to put on clown shows at recess: he'd play the sad clown and I'd play Augustus. The whole school would gather around us in a circle. We'd improvise our routines as the laughter fed us. I've always had this urge to laugh, and I've put it into my music!
J. H. - Music that makes you laugh, but it's awful. Has it ever been suggested to you that you might be suffering from a prodromal laughter complex? I hope your Spotify playlist isn't that happy?
R.C. - You tell me. In no particular order, there's Björk, Vladimir Cosma, Radiohead, Morricone, Steve Reich, Philippe Katerine, Daft Punk too. It's just that I like the atmosphere of nightclubs.
R.C. - I love video editing, retouching images, choosing fonts, working on my thumbnails on Canva... I see it as an extension of my creative and composing work! I sometimes watch tutorials from young youtubers who explain step by step how to crop photographs, add a bubble, or add titles to my videos. There are lots of little codes and tricks to integrate. I find it fascinating. I know that few of my colleagues are interested in these subjects, perhaps for fear of losing their credibility. It's all the more of a pity as other artist communities, such as writers, visual artists and photographers, make full use of these tools and sometimes have very well-followed accounts on Instagram!
J. H. - You're not going to try and convince me of the virtues of social networking, are you?
R.C. - And yet, one of my dreams would be to produce completely messed-up, surrealist tutorials on YouTube and Instagram! I'd call them “How to compose a masterpiece”, for example. I'd imagine a video that lasts 40 minutes, where I faint in the first 30 seconds, where we see the paramedics arrive, try to revive me with mouth-to-mouth resuscitation, before carrying me away on a stretcher. Or do unexplored ASMR, like mineral water bottles. I'd like to tap them gently, blow into them, or try to say “good morning good evening” in several languages with my mouth on the neck, all in front of a big microphone.
J. H. - I have a feeling that your ASMR with a bottle fetish is going to cause trouble. That's nice.
R.C. - Don't you like mineral water? Rozana is excellent, though.
J. H. - Yes, it is, but we're running out of time, so let's cut to the chase. To complete the review's playlist, I need you to name an interpretation that impresses you greatly.
R.C. - Without hesitation, John Cage's 4 minutes 33 by the Berliner Philharmoniker conducted by Kirill Petrenko. First of all, it's powerful music, excellently orchestrated. But above all, he conducts each of the three movements very differently. The last movement is the silent apotheosis. Some might say there's something fishy about the fact that the YouTube video lasts only 3 minutes 42, but they've missed the point: the conductor has simply taken the tempo up a notch in the finale!
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Régis Campo, la joie pour horizon
natif de Marseille installĂ© Ă Paris, ce compositeur indĂ©pendant revient sur son parcours oĂč l'humour et le jeu se fondent dans une vitalitĂ© de tous les instants
Quand avez-vous envisagé de devenir compositeur ?
J'ai des souvenirs trĂšs forts de la musique que j'entendais Ă la maison dĂšs ma petite enfance. Cela pouvait ĂȘtre des disques de pop française aussi bien que de Rimski-Korsakov, de Wagner, de Prokofiev ou mĂȘme d’Ennio Morricone. J’apprenais le piano avec la MĂ©thode rose et j'en modifiĂ© spontanĂ©ment les notes. J’ai conçu ensuite de petites piĂšces puis des musiques de scĂšne dĂšs le collĂšge. J’ai dĂ©couvert trĂšs tĂŽt 2001, l'OdyssĂ©e de l’espace de Kubrick avec la musique de Ligeti. Tous ces Ă©lĂ©ments se sont mĂȘlĂ©s dans ma tĂȘte. Ainsi, j'Ă©tais compositeur depuis toujours sans le savoir.
Vous ne gardez pas un souvenir idyllique de votre formation au Conservatoire de Paris.
Je n'ai jamais compris pourquoi j'avais franchi les portes du Conservatoire de Paris en 1993. Je suivais les cours de composition d'Alain Bancquart – je l'appelais "Bancquart de ton". Puis j’ai suivi les cours de GĂ©rard Grisey. Ma confrontation avec son univers musical Ă©tait trĂšs problĂ©matique. Il voulait absolument que je compose dans son style auquel j'Ă©tais rĂ©fractaire. On se dĂ©testait cordialement. Il me sermonnait en me certifiant que l'on ne pouvait plus Ă©crire de mĂ©lodies aprĂšs Ravel. Il ne lisait pas vraiment mes partitions, alors je les lui apportais dĂ©jĂ Ă©ditĂ©es pour le provoquer gentiment. J'aimais un peu son Ćuvre pour orchestre Modulations, malgrĂ© son cĂŽtĂ© un peu trop gĂ©latineux Ă mon goĂ»t mais je trouvais dans le mĂȘme genre Gondwana de Tristan Murail bien plus fort.
à cette époque, vous fréquentiez Edison Denisov et Vladimir Cosma, des compositeurs aux antipodes de vos professeurs du Conservatoire.
J’aimais beaucoup Denisov. Qu’il fĂ»t un ancien Ă©lĂšve de Chostakovitch me le rendait d’emblĂ©e sympathique. Il pouvait Ă©crire un opĂ©ra tout en Ă©laborant de la musique de chambre et en travaillant en mĂȘme temps sur des Ćuvres de Bach ou de Schubert pour en faire des variations dans son propre style. C'Ă©tait un personnage assez mystĂ©rieux pour moi et tellement attachant. Je le croisais Ă Paris chez lui ou chez mon premier Ă©diteur, Le Chant du Monde. Par rĂ©action aux idĂ©es dĂ©fendues au Conservatoire, je suis allĂ© voir Vladimir Cosma dont je suis toujours proche aujourd'hui. Je trouve chez lui le plaisir de la mĂ©lodie, de la couleur instrumentale, du rythme et aussi ce besoin de transmettre une certaine joie.
D’autres personnalitĂ©s musicales vous ont marquĂ© ?
Lorsque j’Ă©tais pensionnaire Ă la Villa MĂ©dicis de 1999 Ă 2001, j'ai pu discuter avec Ennio Morricone. J'adorais sa double personnalitĂ©, tout Ă la fois musicien d'avant-garde et compositeur de musique de film, qui essaya toute sa vie de rĂ©concilier ces deux parties de lui-mĂȘme. Je me suis retrouvĂ© avec le maestro aprĂšs un concert face au Vatican en 2001. J'ai pensĂ© Ă ce moment-lĂ que Dieu Ă©tait en face de moi : il portait de grandes lunettes !
L’humour est trĂšs prĂ©sent dans vos Ćuvres. D’oĂč vient-il ?
Depuis mon enfance. J’ai Ă©tĂ© influencĂ© par l’humour trĂšs particulier de Satie, Stravinsky, Alfred Jarry, Boris Vian, Salvador DalĂ ou mĂȘme celui de Pierre Dac. J'ai d'ailleurs toujours aimĂ© les humoristes. Cette vision dĂ©calĂ©e je la retrouve aussi dans le monde irrĂ©el de Ravel. Toutes ces impressions et influences Ă©taient Ă©videmment en porte-Ă -faux avec la musique contemporaine des annĂ©es 1990.
Vous rejetiez les spectraux à travers votre professeur Gérard Grisey qui en était la grande figure ?
Je ne les rejetais pas du tout. Il y a de belles choses dans ce courant de la musique spectrale notamment chez Dalbavie, Dufourt ou Levinas. Les spectres sonores des cloches, de la mer ou du vent, de toute façon, existant dĂ©jĂ dans la nature, je ne pouvais pas rejeter la nature ! Mais pour pasticher Salvador DalĂ, je considĂ©rais que le futur de la musique contemporaine me semblerait "mou et poilu", avec des postures trop condescendantes et trop hermĂ©tiques. En revanche, lorsque je rencontrais Dutilleux, Denisov ou Cosma, j'avais l'impression d'une musique bien plus communicative, sans oublier celle de Ligeti, Ă©videmment, le dieu de tous les compositeurs de ma gĂ©nĂ©ration. Il y a aussi deux choses qui semblaient tabou dans la musique contemporaine et peut-ĂȘtre encore aujourd'hui : la mĂ©lodie et le concept de joie que l'on trouve chez Nietzsche et Spinoza. Nietzsche Ă©crivait que « tout ce qui est bon est lĂ©ger, tout ce qui est divin court sur des pieds dĂ©licats ». J'ai retrouvĂ© toutefois cette joie chez Messiaen qui mĂȘlait Ă la fois le chant grĂ©gorien et les rythmes hindous, les oiseaux et PellĂ©as et MĂ©lisande, mais n’oubliait pas aussi une sorte de provocation suprĂȘme, comme de terminer par un Ă©norme do majeur son opĂ©ra Saint-François d'Assise. J’aime beaucoup le dernier mouvement de ses Ăclairs sur l’Au-delĂ qui se termine par un mystĂ©rieux choral avec des triangles qui scintillent. Je trouve que c'est une des plus belles musiques de notre temps, qui nous transporte trĂšs loin ailleurs.
Vous ĂȘtes critique de tout un pan de la musique contemporaine sans pour autant vous sentir proche de ses opposants, les compositeurs consonants apĂŽtres du retour Ă la tonalitĂ©. Vous ĂȘtes indĂ©pendant de toutes chapelles ?
Il faut avoir une grande puissance de mastication pour crĂ©er. L'unique façon de connaĂźtre et comprendre les musiques d'aujourd'hui et celle du passĂ©, c'est de les manger. Stravinsky disait trĂšs justement qu'un bon compositeur n'imite pas, il vole. Il faut vampiriser toutes les musiques et en crĂ©er une nouvelle, cela Ă©vite tout dogmatisme et toute sorte de ressentiment et de revendication. « Nous sommes tous dans le caniveau, mais certains d'entre nous regardent les Ă©toiles.», disait Oscar Wilde. Olivier Messiaen et Henri Dutilleux ne se plaignaient jamais et regardaient les Ă©toiles.
La pulsation, le tempo sont trÚs importants dans votre musique. Est-ce pour exprimer une énergie mais aussi une vision ludique de l'existence ?
J'ai toujours considĂ©rĂ©, comme Messiaen, que le rythme est colorĂ©, mais plus encore, que la mĂ©lodie est colorĂ©e. Ma musique cherche Ă exprimer presque Ă mon insu une joie. J'aime voir le public euphorique aprĂšs une interprĂ©tation de Dancefloor With Pulsing pour thĂ©rĂ©mine et orchestre ou encore de Pagamania ! , de Street-Art et de Pop-Art. Je dĂ©teste tout ce qui pleurniche, tout ce qui peut sembler aigre. « Never complain, never explain»comme disait la reine Elisabeth II. Ne jamais se plaindre, ne jamais s'expliquer. Peter Handke Ă©crivait si justement dans Par les villages: « Sois doux et fort. Interviens et mĂ©prise la victoire.» Ou encore : « Ne dĂ©cide qu'enthousiasmĂ©. Ăchoue avec tranquillitĂ©. Surtout aie du temps et fais des dĂ©tours. Laisse-toi distraire. Ne nĂ©glige la voix d'aucun arbre.» Admirables conseils.
Dans vos piÚces vocales, on a l'impression que vous faites davantage appel à une gravité teintée de tragique que dans vos piÚces instrumentales.
Sauf pour mon oeuvre Les Cris de Marseille dans laquelle je rends hommage affectueusement à beaucoup d'expressions marseillaises saugrenues de ma ville natale ! Mais en effet, le cÎté tragique et mélancolique resurgit davantage dans mes piÚces vocales, comme dans La Petite SirÚne, mon dernier opéra, une composition pour petits et grands dont j'ai également écrit le livret d'aprÚs le conte d'Andersen, un livret trÚs éloigné de l'adaptation de Walt Disney. Toute la production de l'Opéra de Nice était formidable et nous a amené à un grand succÚs. J'ai d'ailleurs dédié mon ouvrage à son directeur, Bertrand Rossi.
Pourquoi avez-vous choisi d’adapter l’Ă©crivain et dessinateur Copi dans votre opĂ©ra Les Quatre jumelles en 2008 ?
Je voulais faire un opĂ©ra bouffe de notre Ă©poque, avec un cĂŽtĂ© bande dessinĂ©e. Je connaissais celles de Copi dans Le Nouvel Observateur avec ses lettres en majuscules. J’en ai fait un opĂ©ra avec des sortes de bulles de bande dessinĂ©es musicales, crĂ©ant une dimension qui, plus que surrĂ©aliste, est pataphysique. Ătrangement, Les Quatre jumelles finissent d'une maniĂšre trĂšs spirituelle. Je rejoins ainsi Claude Vivier, compositeur quĂ©bĂ©cois, notamment Lonely Child, une Ćuvre qui m'avait marquĂ© par son obsession du chant.
Quel est votre rapport Ă Dieu ?
Ce qu’il y a de plus important c'est Dieu, qu’il existe ou qu’il n’existe pas ! Je considĂšre qu'un artiste est forcĂ©ment croyant en quelque chose, du moment qu'il a foi en ses Ćuvres. J'ai l'impression, avec les annĂ©es, que je crois de plus en plus en Dieu puisque j'en doute de plus en plus. Je doute en Dieu, c’est la maniĂšre la plus forte d’y croire...
Trouvez-vous que la musique puisse exprimer une transcendance ?
Un mystÚre plus qu'une transcendance. Lévi-Strauss disait que
« la musique est le suprĂȘme mystĂšre des sciences de l'homme, celui contre lequel elles butent.» Ce mystĂšre on le trouve dans la musique de Dutilleux ou bien sĂ»r dans celle de Bach. Dans une Ćuvre de Bach, tout se trouve dans la premiĂšre mesure, comme tombĂ© du ciel. Contrairement Ă la grisaille crĂ©pusculaire que l'on entend chez Boulez.
Vous ne semblez guĂšre apprĂ©cier le compositeur du Marteau sans maĂźtre…
Je crains surtout que Boulez n'appréciait pas la quasi totalité de ses confrÚres... Cela dit, il excelle plutÎt dans de jolies petites miniatures, assez maniérées il faut bien le dire, comme ses Notations pour piano ou Dérive pour ensemble. Mais je suis tellement plus sensible au sens de la forme et de l'orchestration de Stravinsky, Ligeti, Dutilleux, Ohana ou Messiaen qui ont érigé des monuments impérissables.
Pourquoi avez-vous choisi de faire un opéra à partir de Quai-Ouest de Bernard-Marie KoltÚs en 2014 ?
J'ai voulu développer le cÎté onirique et comique souhaité par KoltÚs que la mise en scÚne de Chéreau n'avait pas fait surgir, mais que les chanteurs de mon opéra ont porté magnifiquement.
Parmi les grandes figures de la modernité, avec le recul que retenez-vous de Dutilleux ?
J’aime dans sa musique cette impression de magie, de mystĂšre, de beautĂ© absolue des timbres, avec souvent un chant qui transparaĂźt, comme dans les MĂ©taboles, Ainsi la nuit ou son Concerto pour violoncelle. Le grand maĂźtre Ă©tait d'une grande gentillesse. Nous autres compositeurs, nous avons tous reçu une fois un appel tĂ©lĂ©phonique de Dutilleux aprĂšs un concert ou une diffusion de nos Ćuvres Ă la radio. Il Ă©tait par ailleurs souvent dans le doute, mais lorsqu'il terminait enfin une Ćuvre, elle Ă©tait d’une totale perfection.
Qu’apprĂ©ciez-vous particuliĂšrement chez Ligeti ?
Je suis troublĂ© par les lumiĂšres de Lontano, de Lux Aeternam, du Concerto pour piano, d’AtmosphĂšres. Ligeti Ă©tait un coloriste hantĂ© par la mĂ©lodie et le rythme. Le compositeur polonais Witold LutosĆawski avait une dĂ©marche similaire recherchant vers la fin de sa vie une simplification harmonique, plus de diatonisme, mais surtout une reconquĂȘte de la mĂ©lodie Ă travers une forme nouvelle, en particulier dans ses troisiĂšme et quatriĂšme symphonies. Lorsque j'ai composĂ© Le Bestiaire pour Felicity Lott, j'ai beaucoup pensĂ© au cycle de mĂ©lodies Chantefleurs et Chantefables que LutosĆawski composa en adaptant Desnos.
Quels sont les compositeurs vivants que vous appréciez ?
C'est une question piĂšge... J'aime Ă©normĂ©ment Vladimir Cosma pour sa gĂ©nĂ©rositĂ© et sa joie. Je partage avec lui des discussions trĂšs fortes sur la vie et la vocation de compositeur. Son concerto pour violon est un chef d'Ćuvre. Vladimir est un guide et un vĂ©ritable ami, qui m’a confiĂ© qu’un jour il avait eu une conversation en roumain avec Xenakis, ce grand poĂšte, bĂątisseur et gĂ©nial compositeur. J'aime les crĂ©ateurs hors cadre : John Luther Adams pour son Become Ocean, Francisco Filidei pour sa folie romantique. Je pourrais citer Ă©galement Steve Reich, Arvo PĂ€rt, Magnus Lindberg, et aussi Gabriel Yared, Jean-Michel Bernard, Helena Tulve, Philip Glass pour ses photocopies sans fin, Bruno Coulais, Howard Shore et tant d'autres. Fazil Say est un gĂ©nie absolu. J'ai dĂ©couvert rĂ©cemment la musique profonde de Cassandra Mille, et une trĂšs belle piĂšce pour violoncelle de BenoĂźt Sitzia.
Vous ĂȘtes membre de l’AcadĂ©mie des beaux-arts. Qu’y fait-on ?
Sous l'Ă©gide du compositeur Laurent Petitgirard, que j'apprĂ©cie beaucoup, nous aidons Ă©normĂ©ment les artistes par de nombreux prix, bourses, rĂ©sidences. Nous avons rĂ©cemment soutenu, et c'est trĂšs symbolique pour moi, les bouquinistes des quais de Seine. Les organisateurs des Jeux olympiques d'Ă©tĂ© 2024 voulaient stupidement les dĂ©loger par commoditĂ©... Heureusement l'idĂ©e fut abandonnĂ©e grĂące Ă de multiples pressions de toutes parts pendant des mois. A propos de l’Institut, j’Ă©tais devenu ami avec RenĂ© de Obaldia, Ă la fin de sa vie. Je partageais avec cet Ă©minent Ă©crivain membre de l’AcadĂ©mie française le mĂȘme humour dĂ©calĂ©. Ă ma question « Quel est votre secret pour devenir centenaire comme vous ?», il me rĂ©pondait avec un grand sourire : « Il faut s'Ă©baubir de la vie chaque matin !» Il nous a quittĂ© Ă 103 ans et je pense souvent Ă lui en essayant de m'Ă©baubir chaque jour.
Quels sont vos projets ?
J’Ă©cris actuellement une nouvelle Ćuvre orchestrale pour le 59á” Ă©dition du Concours international de jeunes chefs d’orchestre de Besançon qui aura lieu l’an prochain. Elle devrait ĂȘtre folle, beethovĂ©nienne, excentrique et concentrique, et surtout belle comme la rencontre fortuite d'une machine Ă coudre et d'un parapluie sur une table de dissection !
Je rencontrerai à cette occasion de nouveaux musiciens aprÚs mes collaborations avec Fazil Say, Felicity Lott, Jay Gottlieb, Zoltån Kocsis, Kent Nagano, Carolina Eyck mais aussi l'accordéoniste Théo Ould, le mandoliniste Vincent Beer-Demander, le jeune pianiste ukrainien Illia Ovcharenko ou encore la pianiste japonaise Yoko Yamada. Depuis toujours mes interprÚtes me transforment : ils ont bouleversé définitivement ma vie !
Propos recueillis par Romaric Gergorin
Pages 36-39 - Classica juillet-août 2024



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