📰 ENTRETIEN AVEC RÉGIS CAMPO SUR QUAI OUEST, OPÉRA - PAR RICHARD MILLET, LA REVUE LITTÉRAIRE, N°57, AVRIL-MAI 2015, PAGES 93-98



ENTRETIEN AVEC RÉGIS CAMPO  
par Richard Millet - La Revue LittĂ©raire, N°57, avril-mai 2015, pages 93-98  
À propos de Quai Ouest, opĂ©ra  
NĂ© Ă  Marseille en 1968, RĂ©gis Campo est un des compositeurs majeurs d’aujourd’hui. ÉlĂšve de Georges BƓuf, dans la citĂ© phocĂ©enne, puis, Ă  Paris, de GĂ©rard Grisey et d’Edison Denisov, il ne se situe pas plus dans le nĂ©o-sĂ©rialisme que dans l’École spectrale, ni dans une postmodernitĂ© bientĂŽt devenue acadĂ©mique. C’est un indĂ©pendant. Dans cette musique qui se livre d’emblĂ©e, et qui, dans sa dimension souvent ludique, sait prĂ©server la profondeur de son mystĂšre, on peut entendre des Ă©chos du minimalisme amĂ©ricain comme de ce que la tradition indĂ©pendante du XXe siĂšcle (Sibelius, Chostakovitch, Dutilleux, entre autres) a de plus novateur au plus haut de la tradition, avec une attention soutenue pour la littĂ©rature. Son Ɠuvre est jouĂ©e par les plus grands interprĂštes, de Jay Gottlieb Ă  Felicity Lott, en passant par Kent Nagano, Thierry Escaich, Olivier Beaumont, le quatuor Parisii, l’Ensemble intercontemporain, le London Sinfonietta, l’orchestre symphonique de Berkeley... Parmi les 200 Ɠuvres que compte dĂ©jĂ  son catalogue, on retiendra particuliĂšrement des piĂšces pour orchestre ou ensemble (les deux symphonies, Lumen, Ouverture en forme d’Ă©toile, Zapp’Art), des concertos (pour violon, pour piano, pour flĂ»te), cinq quatuors Ă  cordes, des piĂšces pour diffĂ©rents instruments solistes (dont l’orgue), des Ɠuvres vocales : Bestiaire (d’aprĂšs Apollinaire), Les Cris de Marseille, Blasons du corps fĂ©minin, les Jeux de Rabelais, Fables de La Fontaine, Laudate Dominum, et deux opĂ©ras : Les Quatre jumelles (d’aprĂšs Copi) et i, d’aprĂšs KoltĂšs, qui nous donne l’occasion de cette rencontre.  
R. M. — Bernard-Marie KoltĂšs, ce jeune mort de la prose thĂ©Ăątrale française, est devenu, en vingt-cinq ans, un monument littĂ©raire. Comment es-tu venu Ă  lui ? L’avais-tu lu ? Est-ce ton univers, toi dont la musique est gĂ©nĂ©ralement connue pour son cĂŽtĂ© ludique, en tout cas joyeuse, lumineuse, parfois proche des minimalistes amĂ©ricains ? 
R.C. — Je connaissais ses piĂšces mais je trouvais son style trĂšs Ă©loignĂ© du mien. Étrangement, ce sont les directeurs de l’opĂ©ra national du Rhin, Marc ClĂ©meur, et de celui de Nuremberg, Peter Theiler, qui ont fait appel Ă  moi. Mon style dĂ©calĂ© les a – semble- t-il – sĂ©duits. 
R. M. — Quai ouest, c’est d’abord un texte qui a sa propre musique, sa prosodie : quel texte as-tu mis en musique ? Quel est le travail des librettistes ? N’est-ce pas une trahison que d’adapter les mots de KoltĂšs ? N’aurait-il pas dit, comme Victor Hugo : «DĂ©fense de dĂ©poser de la musique au pied de mes vers » ? 
R. C. — Grand travail dans la douleur : j’ai vite vu que je devais aider mes librettistes Ă  construire un vĂ©ritable livret d’opĂ©ra d’aprĂšs la piĂšce. Un livret d’opĂ©ra est concis, souvent elliptique, au service de la musique, de la dramaturgie musicale. Une adaptation est forcĂ©ment une trahison. Le temps de l’opĂ©ra n’est pas celui du thĂ©Ăątre car assujetti Ă  la battue du chef d’orchestre, aux battements cardiaques de la musique souhaitĂ©s par le compositeur. C’est le temps dictatorial imposĂ© fatalement par le compositeur hors du simple temps thĂ©Ăątral. J’ai voulu par exemple un grand trio de sopranos Ă  la fin de l’opĂ©ra, comme dans Le Chevalier Ă  la rose : lent, mĂ©lancolique, poignant. Cela n’existait pas dans la piĂšce. J’ai alors demandĂ©, entre mille souhaits, Ă  mes librettistes une simple phrase tirĂ©e de la piĂšce originale pour composer neuf minutes de chant pur. Ce trio a marquĂ© beaucoup de monde et a transfigurĂ© le style de KoltĂšs. C’est le moment que je prĂ©fĂšre de l’opĂ©ra. 
R. M. — Est-ce la premiĂšre fois qu’il est mis en musique ? 
R. C. — Je suis le troisiĂšme compositeur, aprĂšs Pierre Thilloy et Jacques Lenot. Lorsque l’on m’a confiĂ© cette tĂąche, j’ai mesurĂ© l’espĂšce de religion qui entoure KoltĂšs : j’avais presque l’air d’un iconoclaste. Chacun donnait son avis de façon hystĂ©rique. Pourtant, l’opĂ©ra contemporain est bien vivant : la mise en musique d’un grand texte thĂ©Ăątral suscite toujours une ferveur, voire une folie, au moment de la production comme dans sa rĂ©ception critique. 
R. M. — Quel Ă©tait son rapport Ă  la musique ? 
R. C. — KoltĂšs aimait des musiques trĂšs diffĂ©rentes, comme celles de Bach et de Bob Marley. Il jouait de l’orgue et, trĂšs jeune, chantait avec ses frĂšres dans une chorale, Ă  Metz, dirigĂ© par Jacques Mercier. 
R. M. — Est-ce ton premier opĂ©ra ? Comment se situer dans un genre, l’opĂ©ra, dont, en France, PellĂ©as est la rĂ©fĂ©rence absolue (pourquoi ?), et qui est Ă  prĂ©sent rĂ©putĂ© mort, ou dont la mort ne cesse de donner des opĂ©ras : car il semble s’Ă©tablir une tradition toute rĂ©cente : LĂ©vinas, FĂ©nelon, Dusapin, Dalbavie, Manoury, par exemple..
R. C. — Pour mon premier opĂ©ra, en 2009, j’ai adaptĂ© moi-mĂȘme la piĂšce de Copi : Les Quatre jumelles. Mon livret Ă©tait une rĂ©elle recomposition de la piĂšce, en vue d’une sorte d’opĂ©ra-bouffe dĂ©jantĂ©. J’ai tout de suite vu la limite de la chose thĂ©Ăątrale : je devais m’Ă©loigner de la piĂšce et imaginer une tout autre dramaturgie, un nouveau temps. Les mots sont alors devenus pour moi des couleurs, des assonances, des phonĂšmes, des rythmes, des matĂ©riaux bruts, des interjections. Plus de palabre, mais du pur phrasĂ© musical. Copi n’existait plus : je l’avais phagocytĂ©. Tout juste prĂ©servĂ© son esprit et son humour. C’est avec une telle dĂ©marche que l’osmose a pu s’accomplir entre son texte et ma propre musique. La force d’un seul mot placĂ© sous des notes peut transcender ma musique et l’amener vers un ailleurs. L’opĂ©ra est cet ailleurs : pas vraiment du thĂ©Ăątre, pas vraiment du concert, une sorte de chimĂšre poĂ©tique, un clone gĂ©nĂ©tique monstrueux mais, surtout, bien vivant. J’aurai toujours besoin d’enfanter d’autres nouvelles chimĂšres Ă  l’opĂ©ra, et Ă  travers tout un artifice, rencontrer sur scĂšne quelque chose d’Ă©trangement vivant et de charnel. Quai ouest est donc mon deuxiĂšme opĂ©ra, mais le premier avec une grande coproduction liant deux maisons d’opĂ©ra. Peter Eötvös (Les Trois SƓurs), Kaija Saariaho (L’Amour de loin), MichaĂ«l LĂ©vinas (Les NĂšgres) ou Marc-AndrĂ© Dalbavie (Gesualdo) sont des grands noms incontestables de ce dĂ©but de XXIe siĂšcle, grĂące Ă  leurs opĂ©ras. Notamment dans leurs prises de risques stylistiques, que l’on ne retrouve aujourd’hui que chez les grands rĂ©alisateurs de film tels que Kubrick ou Lynch. 
R. M. — N’est-ce pas une facilitĂ© (du point de vue de la production, des commanditaires) que d’adapter une piĂšce de thĂ©Ăątre, au lieu d’Ă©crire sur un livret original ? 
R. C. — Le nom de KoltĂšs, Ă©videmment, Ă©tait porteur, et la crĂ©ation de Quai ouest a Ă©tĂ© une chance pour moi : reprĂ©sentations complĂštes, succĂšs public, une quarantaine de bonnes critiques, une nomination aux Victoires de la musique classique en 2015. Mais dĂšs le dĂ©but, c’Ă©tait un cadeau empoisonnĂ©, car la piĂšce Quai ouest a vite semblĂ© inadaptable. Il est dommage que l’on ne sollicite pas davantage les Ă©crivains vivants pour des livrets originaux. 
R. M. — Quelle musique as-tu Ă©crit pour cet opĂ©ra ? Tu m’as dit qu’il y a une diffĂ©rence de musique, selon que l’opĂ©ra est chantĂ© en français ou en allemand... 
R. C. — J’ai Ă©crit ma musique, pas celle de KoltĂšs. Il faut trahir le texte, le maltraiter, le dĂ©pecer, vampiriser les mots pour les transmuter en musique. Puis c’est Ă  travers la musique que le texte va renaĂźtre de ses cendres. Un travail d’alchimie. La version en langue allemande m’a libĂ©rĂ© car j’Ă©tais obsĂ©dĂ© par un souci de comprĂ©hension totale du texte en français. L’allemand, par sa rugositĂ© et ses accents, m’a alors conduit Ă  traiter les mots plus librement parfois, mais pas toujours en « parlĂ©-chantĂ© », avec des mĂ©lodies aux intervalles plus distendus. J’ai alors rĂ©percutĂ© mes corrections sur la version française. Une fascinante circularitĂ© est apparue entre les deux langues, pourtant trĂšs Ă©loignĂ©es dans leurs prosodies respectives. Trahir le texte n’est Ă©videmment pas trahir l’auteur, KoltĂšs. Lors de la production allemande Ă  Nuremberg, le metteur en scĂšne engagĂ© par la coproduction a provoquĂ© chez moi une vraie colĂšre : le lendemain de l’attentat de Charlie Hebdo, ce metteur en scĂšne souhaitait faire crier par le rĂŽle muet d’Abad des mots en arabe, « Allahou Abkar ! » Abad est sur scĂšne un personnage noir qui porte Ă  la fin de l’opĂ©ra une kalachnikov mais il n’est pas arabe, pas terroriste. Je me suis alors opposĂ© catĂ©goriquement Ă  cet opportunisme avec Ă©videmment le soutien de François KoltĂšs, frĂšre de l’auteur : nous avons senti cela comme une trahison et une mĂ©connaissance de l’univers allĂ©gorique de KoltĂšs. Bien heureusement, Ă  Nuremberg, le personnage d’Abad est restĂ© muet. J’ai fait aussi enlever dans la mise en scĂšne des bruits de chiens, de vols d’oiseaux ou de cornes de brume qui se superposaient abusivement Ă  ma musique et au chant : parfois l’ego dĂ©mesurĂ© et la provocation gratuite d’un metteur en scĂšne peuvent anĂ©antir le travail du compositeur, de l’auteur et de toute une Ă©quipe. Il est peut ĂȘtre de la responsabilitĂ© du compositeur de ficeler son metteur en scĂšne en joli filet de bƓuf afin de sauver son opĂ©ra. 
R. M. — De quoi le quai, dans Quai ouest, est-il le symbole ? Est- ce une revisitation de Sur les quais, d’Elia Kazan ? KoltĂšs dit-il encore notre monde ? 
R. C. — À travers ce lieu de passage, KoltĂšs dit notre monde actuel, sa cruautĂ©, son ironie, sa noirceur. Il dit aussi les contradictions de nos contemporains : trafic, trocs, Ă©changes commerciaux, mais encore une quĂȘte d’absolu, un souci du sacrĂ©. Nous sommes bien loin du film de Kazan ; l’univers poĂ©tique de KoltĂšs ne doit pas amener une mise en scĂšne naturaliste mais plutĂŽt onirique, Ă©trange. 
R. M. — Quel est ton rapport Ă  la littĂ©rature, en gĂ©nĂ©ral ? 
R.C. — Nous traversons, en littĂ©rature comme dans la crĂ©ation musicale, une pĂ©riode en creux, plus conventionnelle, moins audacieuse, plus rĂ©signĂ©e. Le roman balzacien est mort, comme le Nouveau Roman. Je le constate dans ma recherche de nouveaux auteurs français. Les Ɠuvres littĂ©raires ou musicales semblent souvent fatiguĂ©es, gentillettes et fades en regard d’un Boulez et Char, Claude Simon et Messiaen. Aujourd’hui, les Ă©crivains comme les compositeurs jouent la sĂ©curitĂ©. Il y a Ă©videmment de grandes exceptions. Car il faut aller ailleurs, chercher plus loin, demeurer en Ă©tat de rĂ©sistance et d’Ă©veil. György Ligeti – l’immense compositeur hongrois – parlait de cet ailleurs que je cherche dans ma propre musique et toutes les crĂ©ations de mon Ă©poque : un ailleurs Ă©loignĂ© de l’avant-garde comme des mouvements conservateurs. Ne pas singer l’ancienne avant-garde, sans rĂ©tropĂ©dalage idĂ©ologique. Et finalement, trouver les quelques rares auteurs qui feront notre Ă©poque par leur style. Car ils seront toujours rares Ă  imposer de nouveaux styles. Le premier paragraphe, la premiĂšre phrase d’un livre nous le dit tout de suite : il y a une musique, une oreille ou bien rien. Le style avant tout !  
LA REVUE LITTÉRAIRE - N°57, avril-mai 2015, pages 93-98
🔗 http://www.leoscheer.com/spip.php?article2379
🔗 https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Revue_littĂ©raire
Classic Club du Jeudi 5 octobre 2017, 22h - France Musique
Par Lionel Esparza
Des divas et des hommes, avec Richard Millet et RĂ©gis Campo
En direct et en public depuis l'HĂŽtel Bedford
A la table des InvitĂ©s : Richard Millet (Ă©crivain) et RĂ©gis Campo (compositeur)
🔗 https://www.youtube.com/watch?v=MypQrM7TW-c&t=522s
Programme musical
RĂ©gis Campo: Ouverture en forme d'Ă©toile
Orchestre de Chambre Pelléas
Benjamin LĂ©vy (direction)
Musicube CUB 1302
Rachmaninov: MĂ©lodie op.21 n°7
Anna Netrebko (soprano)
Orchestre du Théatre Marinski
Valery Gergiev (direction)
Deutsche Grammophon DGG 00289 477 6151
Dutilleux: Correspondances n°5 - Gong 2
Barbara Hannigan (soprano)
Orchestre Philharmonique de Radio France
Esa Pekka Salonen
Deutsche Grammophon DGG 00289 479 1180
Marc-André Dalbavie: Sonnets
Yuri Mynenko (contre-ténor)
Orchestre Gulbenkian de Lisbonne
Marc-André Dalbavie (direction)
AME SON ASCP 1325
RĂ©gis Campo: The life and soul of his imagined landscape
Quatuor Diotima
Signature SIG 11070




Richard Millet, Journal - La Revue Des Deux Mondes, avril 2016, pages 140-143 :
"RĂ©gis Campo a participĂ© Ă  un disque d'hommage Ă  l'auteur de Tout un monde lointain: sa piĂšce pour violoncelle seul, Au cours du temps, suggĂšre magnifiquement, en cinq minutes, ce qu'il faudrait plusieurs pages de texte pour exprimer: "le fondu enchaĂźnĂ© de deux idĂ©es ou de deux tempos". C'est lĂ  un des pouvoirs que la littĂ©rature enviera Ă©ternellement Ă  la musique." 
Richard Millet, Journal La Revue Des Deux Mondes, avril 2016, pages 140-143,  ISSN 0750-9278



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