✨📖 "RÉGIS CAMPO A EXPLIQUÉ À QUEL POINT IL AVAIT SOUFFERT LORSQU’IL ÉTAIT ÉLÈVE AU CONSERVATOIRE" - LE FIGARO MAGAZINE - 21/03/2025

Dans Le Figaro Magazine - publié le 21 mars 2025

ENTRETIEN - Dans Les Musiciens et le Pouvoir en France. De Lully Ă  Boulez, la musicologue Maryvonne de Saint-Pulgent explique comment les monarques puis les chefs d’État ont utilisĂ© certains compositeurs Ă  des fins politiques, et inversement.

LE FIGARO.- L’omniprĂ©sence de Boulez semble hallucinante, tout comme le consensus dont il a bĂ©nĂ©ficiĂ©. Lorsque le regrettĂ© BenoĂźt Duteurtre a publiĂ© son livre « Requiem pour une avant-garde » dans lequel il s’en prenait Ă  Boulez, il a Ă©tĂ© vouĂ© aux gĂ©monies par « Le Monde ».

Maryvonne DE SAINT-PULGENT.- Oui, il y a eu un procĂšs, que Duteurtre a gagnĂ©. Pardon de me citer, mais j’ai moi-mĂȘme Ă©crit dans Le Point un article de six pages dans lequel j’Ă©voquais le « systĂšme Boulez », qui m’a valu l’ire des boulĂ©ziens. Boulez a dĂ©clarĂ© Ă  Radio France que je faisais du rĂ©visionnisme, et que ce n’Ă©tait pas parce que j’avais fait quelques annĂ©es de piano au Conservatoire que je pouvais me permettre de critiquer sa musique. Ce n’Ă©tait pas le cas : l’article critiquait le systĂšme de pouvoir du musicien. Mais Ă  un moment, comme Duteurtre, les gens ont commencĂ© Ă  s’agacer. Il Ă©tait partout, Ă  l’OpĂ©ra-Bastille, au ChĂątelet, Ă  Radio France en tant que conseiller, il avait l’Ircam.
RĂ©gis Campo, 56 ans, qui vient de recevoir le prix de « compositeur de l’annĂ©e » aux rĂ©centes Victoires de la musique classique, a expliquĂ© dans un documentaire diffusĂ© sur Arte, Ă  quel point il avait souffert lorsqu’il Ă©tait Ă©lĂšve au Conservatoire parce qu’il devait Ă©crire dans une certaine esthĂ©tique qui n’Ă©tait pas la sienne. On a dit aux musiciens qu’il fallait Ă©crire comme ci, comme ça, c’est-Ă -dire Ă©crire de la musique atonale. Ils finissaient tous par faire la mĂȘme chose. Dutilleux, qui a Ă©tĂ© beaucoup plus jouĂ© que Boulez, a refusĂ© de s’engager dans cette voie. C’Ă©tait d’ailleurs le seul compositeur français qui vivait de ses revenus. Il n’a jamais acceptĂ© l’idĂ©e qu’il n’y avait qu’une seule façon d’ĂȘtre moderne dans la musique. Et aujourd’hui, Ă  la Philharmonie, autre cadeau fait Ă  Boulez, on remplit plus les grandes salles avec les Ɠuvres de l’AmĂ©ricain Steve Reich, de l’Ă©cole des rĂ©pĂ©titifs, que Boulez dĂ©testait, qu’avec les siennes."
Par Nicolas Ungemuth, pour Le Figaro Magazine - publié le 21 mars 2025
Dans son livre, Maryvonne de Saint-Pulgent évoque Pierre Boulez, dont on célÚbre le 26 mars le centenaire de la naissanceSerge Picard pour le Figaro Magazine


Entretien complet :

ENTRETIEN - Dans Les Musiciens et le Pouvoir en France. De Lully Ă  Boulez, la musicologue Maryvonne de Saint-Pulgent explique comment les monarques puis les chefs d’État ont utilisĂ© certains compositeurs Ă  des fins politiques, et inversement.


Énarque, pianiste – premier prix du Conservatoire de Paris –, musicologue, ancienne membre du Conseil d’État, ex-directeur du patrimoine, prĂ©sidente du comitĂ© d’histoire du ministĂšre de la Culture depuis 2007, Maryvonne de Saint-Pulgent publie une somme qui fera date. L’ouvrage est passionnant : c’est une histoire de France en musique tout autant qu’une histoire de la musique française depuis Louis XIV jusqu’au XXe siĂšcle, via le prisme du rapport Ă©troit qu’ont eu certains musiciens avec le pouvoir. De fait, ils se sont parfois retrouvĂ©s Ă  faire de la politique.

 

Son livre se lit comme un roman, et s’achĂšve avec un long chapitre sur Pierre Boulez, mandarin de la « musique savante », qui a bĂ©nĂ©ficiĂ© d’aides de chefs d’État sans prĂ©cĂ©dent. Ce qu’elle n’Ă©crit pas, car elle est polie, c’est Ă  quel point l’homme, considĂ©rĂ© unanimement comme un grand chef d’orchestre, mais dont plus personne n’Ă©coute les Ɠuvres en dehors de quelques maniaques de la musique atonale, pouvait ĂȘtre odieux.

 

Il suffit de regarder via YouTube, un dĂ©bat sur le plateau de Bernard Pivot, avec Michel Schneider – rocardien, donc pas franchement rĂ©actionnaire, directeur de la musique et de la danse au ministĂšre de la Culture de 1988 Ă  1991 –, Boulez et Jack Lang Ă  ses cĂŽtĂ©s, pour s’en rendre compte. Schneider reproche les sommes faramineuses qui lui sont allouĂ©es. Le fondateur et dirigeant de l’Ircam se rĂ©vĂšle d’une vanitĂ©, d’un orgueil et d’un mĂ©pris vertigineux. Jack Lang ne dit mot…

 

Mme de Saint-Pulgent reçoit dans son bel appartement parisien pour évoquer ces liens français entre musique et pouvoir. Son érudition, son intelligence et sa vivacité éblouissent.


LE FIGARO.- Dans votre livre, vous expliquez que le rapport entre les musiciens et le pouvoir est une spĂ©cificitĂ© française. On aurait pu croire que cela a Ă©tĂ© de mĂȘme dans d’autres pays…

Maryvonne DE SAINT-PULGENT.- Ce n’est pas le cas. On l’a vu avec Boulez, qui a rĂ©sidĂ© dans d’autres pays et n’a jamais trouvĂ© de soutien pour son projet de l’Ircam. Il a finalement eu tout ce qu’il voulait en France. Ailleurs, il aurait Ă©tĂ© impensable qu’un chef d’État se mĂȘle personnellement d’un institut de recherche sur la crĂ©ation musicale. Le seul prĂ©cĂ©dent comparable est celui de Wagner avec Louis II de BaviĂšre, mais cela n’a durĂ© que quatre ou cinq ans.

En France, ce lien entre le pouvoir et un musicien a commencĂ© sous Louis XIV avec Lully…

Oui, François Ier n’avait travaillĂ© que sur les arts plastiques. Louis XIV, lui, s’attaque Ă  la musique pour contrer la suprĂ©matie de l’Italie en la matiĂšre. Il Ă©tait nationaliste, avant que le mot n’existe. Et puis, il Ă©tait lui-mĂȘme musicien. Il jouait de la guitare, instrument espagnol, et Ă©tait un danseur. Pour Mazarin, la musique italienne Ă©tait la seule valable. Cela a Ă©tĂ© trĂšs mal pris, et Louis XIV Ă©tait en rĂ©action contre cette politique. La musique Ă©tait trĂšs importante pour lui, d’abord parce qu’il savait reconnaĂźtre un bon musicien, ensuite parce qu’il fallait divertir le peuple, le distraire pour Ă©viter une nouvelle Fronde. Il y avait les fĂȘtes de la Cour, mais aussi celles en extĂ©rieur, les carrousels. On retrouvera cette politique de la fĂȘte sous Jack Lang et François Mitterrand.

Et le roi utilise Lully.

Oui, il a renvoyĂ© tous les Italiens et n’a gardĂ© que Lully, qui venait de Florence et avait francisĂ© son nom. Lully a tout de suite compris le projet du roi. Couperin a Ă©tĂ© Ă©cartĂ©, mĂȘme si on sait qu’en fin de journĂ©e le roi aimait qu’on lui joue les piĂšces de ce dernier. Lully, lui, se convertit Ă  la politique, et, avec le roi, il crĂ©e l’opĂ©ra français, qui aura cette caractĂ©ristique de mĂȘler la danse et la musique.

Cette rivalitĂ© entre l’Italie et la France reviendra sous Louis XV, avec Rameau.

Sous Rameau, le pouvoir s’est dĂ©placĂ©, il est Ă  Paris, oĂč il est arrivĂ© Ă  un certain Ăąge : 50 ans. Il devient le chef de l’orchestre d’un fermier gĂ©nĂ©ral, La PoupliniĂšre. Rameau est prĂ©sentĂ© au Tout-Paris, dont d’Alembert et Rousseau, qui va le dĂ©tester. Arrive ce qu’on appelle la « querelle des Bouffons ». Un clan, celui du « coin de la reine » rĂ©unissant les encyclopĂ©distes, dĂ©fend la musique italienne ; un autre, le « coin du roi », dont la figure tutĂ©laire est Rameau, la française. Rameau va se mettre beaucoup de monde Ă  dos, dont, outre Rousseau, Diderot, qui se vengera en Ă©crivant Le Neveu de Rameau.

AprĂšs ces querelles entre la musique italienne et française, au XIXe siĂšcle, c’est dĂ©sormais l’Allemagne qui est dans le viseur. « Fer de lance de la diplomatie française et de la revanche intellectuelle et artistique, la musique sert aussi la propagande rĂ©publicaine », Ă©crivez-vous.

La musique allemande est alors devenue trĂšs connue. Mozart est beaucoup jouĂ© Ă  Paris. Mais la rĂ©action antigermanique date d’aprĂšs 1870. La dĂ©faite de Sedan a Ă©tĂ© traumatisante. Il fallait une nouvelle musique française, le projet fut portĂ© par un musicien trĂšs important, Camille Saint-SaĂ«ns. Il s’agit, une nouvelle fois, d’un nationalisme musical. Enfin se dĂ©veloppe l’antiwagnĂ©risme, Wagner ayant connu une gloire europĂ©enne. Cette rĂ©action va fonctionner puisque c’est Ă  la fin du XIXe siĂšcle que vont Ă©merger trois grands gĂ©nies français, Debussy, Ravel et FaurĂ©. On pensait qu’il Ă©tait impossible de passer derriĂšre Wagner, mais Debussy Ă©crit un opĂ©ra trĂšs diffĂ©rent de ce que faisait l’Allemand, PellĂ©as et MĂ©lisande, qui fut un succĂšs. C’Ă©tait, en quelque sorte, un opĂ©ra anti-Wagner.

Arrive le XXe siĂšcle, et, dans sa seconde partie, ce que vous nommez « L’État providence musical », avec l’exemple du triomphe de Pierre Boulez, qui a obtenu tout ce qu’il voulait de quatre chefs d’État : Pompidou, Giscard, Mitterrand et Sarkozy. Comment un musicien dont la musique atonale Ă©tait si peu Ă©coutĂ©e a-t-il obtenu autant de pouvoir ?

À l’origine, c’est l’action d’un prĂ©sident moderniste, Pompidou. Pompidou avait Ă©tĂ© ministre du gĂ©nĂ©ral de Gaulle. À l’Ă©poque, Malraux avait choisi Marcel Landowski comme directeur de la musique. Cela avait rendu furieux Boulez, qui le mĂ©prisait. Une fois prĂ©sident, Pompidou a voulu montrer qu’il n’Ă©tait pas de Gaulle. Il invite, avec sa femme qui Ă©tait encore plus moderniste que lui, Boulez Ă  dĂ©jeuner. Ils n’Ă©taient que trois. Le prĂ©sident lui demande quel est son prix pour revenir en France. Boulez demande son institut de recherche, l’Ircam, il l’obtiendra lorsque sera construit le Centre Pompidou. Mais dans un bĂątiment Ă  part car il ne veut pas se mĂ©langer ou ĂȘtre contrĂŽlĂ© par qui que ce soit. Il a expliquĂ© que s’il Ă©tait revenu en France, ce n’Ă©tait pas parce qu’il Ă©tait français ou qu’il s’intĂ©ressait Ă  son pays, mais parce qu’on lui avait donnĂ© ce qu’il voulait.


Il devient alors une sorte de maĂźtre…

Il est soutenu par l’intelligentsia de l’Ă©poque, met en musique RenĂ© Char. Les penseurs et les Ă©crivains, dont Michel Foucault, affirment qu’un seul musicien compte, c’est Boulez. Boulez fait de la politique, mais sait s’adapter, il aura le soutien de chefs d’État de gauche comme de droite. Il profite, mais ne prend pas position. NĂ©anmoins, il a imposĂ© sa doxa : tous ceux qui ne pratiquaient pas la musique atonale Ă©taient des « musiciens inutiles ». Cela concerne pas mal de monde, n’est-ce pas ? Le suivisme a Ă©tĂ© trĂšs important. MĂȘme Chirac a prĂ©tendu Ă©couter Boulez le soir pour se dĂ©tendre !

Michel Legrand , Ă©lĂšve de Nadia Boulanger nous avouait il y a quelques annĂ©es qu’il haĂŻssait Boulez, que c’Ă©tait un tyran, « le Staline de la musique classique ».

Legrand Ă©tait un surdouĂ©. Quand j’Ă©tais au Conservatoire, nous vantions ses exploits avec mes camarades. Il pouvait Ă©crire une fugue, l’exercice le plus difficile, en un temps record. La musique atonale ne l’intĂ©ressait pas. Lorsqu’il a vu l’importance et l’influence de Boulez, dĂ©goĂ»tĂ©, il s’est rĂ©fugiĂ© dans la musique de films, oĂč il a fait de grandes choses.

L’omniprĂ©sence de Boulez semble hallucinante, tout comme le consensus dont il a bĂ©nĂ©ficiĂ©. Lorsque le regrettĂ© BenoĂźt Duteurtre a publiĂ© son livre « Requiem pour une avant-garde » dans lequel il s’en prenait Ă  Boulez, il a Ă©tĂ© vouĂ© aux gĂ©monies par « Le Monde ».

Oui, il y a eu un procĂšs, que Duteurtre a gagnĂ©. Pardon de me citer, mais j’ai moi-mĂȘme Ă©crit dans Le Point un article de six pages dans lequel j’Ă©voquais le « systĂšme Boulez », qui m’a valu l’ire des boulĂ©ziens. Boulez a dĂ©clarĂ© Ă  Radio France que je faisais du rĂ©visionnisme, et que ce n’Ă©tait pas parce que j’avais fait quelques annĂ©es de piano au Conservatoire que je pouvais me permettre de critiquer sa musique. Ce n’Ă©tait pas le cas : l’article critiquait le systĂšme de pouvoir du musicien. Mais Ă  un moment, comme Duteurtre, les gens ont commencĂ© Ă  s’agacer. Il Ă©tait partout, Ă  l’OpĂ©ra-Bastille, au ChĂątelet, Ă  Radio France en tant que conseiller, il avait l’Ircam.

 

RĂ©gis Campo, 56 ans, qui vient de recevoir le prix de « compositeur de l’annĂ©e » aux rĂ©centes Victoires de la musique classique, a expliquĂ© dans un documentaire diffusĂ© sur Arte, Ă  quel point il avait souffert lorsqu’il Ă©tait Ă©lĂšve au Conservatoire parce qu’il devait Ă©crire dans une certaine esthĂ©tique qui n’Ă©tait pas la sienne. On a dit aux musiciens qu’il fallait Ă©crire comme ci, comme ça, c’est-Ă -dire Ă©crire de la musique atonale. Ils finissaient tous par faire la mĂȘme chose. Dutilleux, qui a Ă©tĂ© beaucoup plus jouĂ© que Boulez, a refusĂ© de s’engager dans cette voie. C’Ă©tait d’ailleurs le seul compositeur français qui vivait de ses revenus. Il n’a jamais acceptĂ© l’idĂ©e qu’il n’y avait qu’une seule façon d’ĂȘtre moderne dans la musique. Et aujourd’hui, Ă  la Philharmonie, autre cadeau fait Ă  Boulez, on remplit plus les grandes salles avec les Ɠuvres de l’AmĂ©ricain Steve Reich, de l’Ă©cole des rĂ©pĂ©titifs, que Boulez dĂ©testait, qu’avec les siennes.

La derniĂšre phrase de votre livre est Ă©loquente : « Maurice Ravel, le compositeur français qui a gĂ©nĂ©rĂ© le plus de droits d’auteur dans l’histoire de la musique et qui fait partie des 10 compositeurs les plus jouĂ©s dans le monde, ne s’est jamais approchĂ© du pouvoir et n’a jamais prĂ©tendu Ă  aucune position officielle dans une institution musicale ».

C’est vrai, on cĂ©lĂšbre aujourd’hui en grande pompe le centenaire de Boulez, mais c’est aussi le 150e anniversaire de la naissance de Ravel, peu de gens en parlent, hĂ©las.




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