"La création de Quai Ouest de Régis Campo" par Michèle Tosi - Resmusica.com le 2 octobre 2014

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Régis Campo créé l’événement à Strasbourg en mettant en musique la langue cinglante et tragique de Bernard-Marie Koltès, en collaboration avec ses deux librettistes Kristian Frédric et Florence Doublet.
Renouant avec ses bonnes habitudes, l’Opéra National du Rhin ouvrait sa nouvelle saison avec la création mondiale de Quai Ouest de Régis Campo, un opéra donné en coproduction avec le Staatstheater de Nuremberg, qui s’affichait également au programme du premier week-end du festival Musica.
Dans ce second opéra – succédant au format de chambre des Quatre Jumelles, Régis Campo se plie aux conventions du genre mais en opérant les bons choix: celui d’un sujet fort, la pièce de Bernard-Marie Koltès Quai ouest, drastiquement épurée mais conservant son articulation en trente séquences, au sein d’un spectacle d’une heure et demi.
L’orchestre dans la fosse – celui de Mulhouse, bien conduit par le chef allemand Marcus Bosch – s’enrichit d’un large pupitre de percussions, de deux guitares électriques (dont une guitare basse) et de deux synthétiseurs colorant souvent l’espace de nappes sonores très suggestives. La trame orchestrale s’organise autour de brefs motifs structurels et pertinemment dessinés; ils articulent ou relancent une dramaturgie qui, dans l’imaginaire du compositeur cinéphile, évoque l’univers d’un Beineix ou d’un Fassbinder; quelques timbres atmosphériques agissent comme des signaux dans ce huis-clos radical, telle la corne de brume, périodique autant que tragique, qui traverse les murs du hangar.
Un opéra pour la voix
Le chant dans Quai ouest est déployé avec un naturel confondant, tout en restant au service du texte et de sa compréhension. De la simple déclamation – celle de Debussy ou Poulenc dont on sent l’influence – au monologue-arias en passant par la chanson rock ou la comédie musicale, le style vocal s’adapte aux situations et aux personnages, fleurant parfois le pastiche: « Il s’agit d’écrire une comédie très noire, avec un fond tragique » rappelle le compositeur. Incluant le rôle muet et très énigmatique de Abad/AugustinDikongue magnifiquement tatoué, la distribution n’accuse aucune faiblesse: citons tout particulièrement le colorature lumineux et frais de Hendrickje Van Kerckhove/Claire, le contreténor virtuose de Fabrice di Falco/Fak ou encore la diction parfaite du ténor Julien Behr dans son rôle de fils répudié. Le trio des femmes de la séquence 26 (Mireille Delunsch,Marie-Ange Todorovitch et Hendrickje Van Kerckhove) qui amorce une deuxième phase de l’opéra, dans un temps beaucoup plus étiré, est une page de lyrisme extrêmement émouvante.
L’ombre de Patrice Chéreau
La mise en scène et les décors – ceux de Bruno de Lavenière – ne sont pas sans rappeler les options de Patrice Chéreau. Kristian Frédric cerne les zones d’ombre dans lesquelles évoluent les personnages. La monumentalité des panneaux qui se referment brusquement dans les premières minutes de l’opéra saisit d’emblée. Les trente séquences s’enchainent dans un rythme presque cinématographique – on pense à Wozzeck – jouées sans pathos et avec une tension toujours soutenue. Le viol de Claire que l’on entend sans voir, du dernier étage d’un décor métallique, constitue le point crise du scénario, noué par l’intervention du choeur sur les cris de la jeune femme et une rafale de coups de feu entendus à l’extérieur.
« In God we trust Do we » sont les derniers mots écrits par Koltès avant de mourir à l’âge de quarante ans. Régis Campo les fait chanter par le choeur, toujours invisible, dans l’épilogue de Quai ouest, découvrant cette fois un espace vide et baigné de lumière: c’est « pour conduire la fin de l’opéra à une forme de transcendance », selon ses propres termes, que le compositeur ménage cet ultime instant, extatique autant que poignant.
Michèle Tosi

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