Quai Ouest par Christian Wasselin - Opéra Magazine, n°100, novembre 2014
"Quai Ouest ressemble à une mort lente dont Régis Campo aurait réussi à écrire le requiem".
Régis Campo s'était déjà frotté à l'opéra avec Les Quatre Jumelles (Nanterre, 2009), d'après Copi.
cette fois, à la faveur d'une commande de l'Opéra National du Rhin et du Staatstheater de Nuremberg, la compositeur français (né en 1968) a choisi de mettre en musique Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès. cette pièce avait été rendue célèbre par la mise en scène signée Patrice Chéreau, au Théâtre des Amandiers, en 1986, mais on sait moins qu'elle avait d'abord été créée à Amsterdam, en néerlandais, l'année précédente, sous le titre Westkaai.
Pour mettre au point le livret qu'a utilisé Campo, Kristian Frédric et Florence Doublet n'ont procédé à aucune réécriture ni, a fortiori, à aucune traduction. Ils ont simplement condensé le texte original, le temps du théâtre parlé n'étant pas celui du théâtre chanté, en l'agençant pour que le compositeur ne s'embarrasse pas de monologues et puisse, au contraire, imaginer des ensembles. "Nous n'avons pas ajouté un seul mot de notre invention, tous les mots de l'opéra sont de Koltès", précise Régis Campo.
S'agit-il pour autant, d'un livret qui porte idéalement la musique ? La réponse ne va pas de soi, car l'intrigue de la pièce porte en elle-même son tempo, pesant et assez effiloché, avant que la musique projette nécessairement vers l'avant. L'histoire raconte l'arrivée, sur un quai new-yorkais, d'un homme riche (Koch, baryton-basse) qui tente de se suicider. Repêché, bloqué sur ce quai en compagnie de sa secrétaire (Monique, soprano), il fait connaissance avec ceux qui habitent le lieu : des épaves (Rodolfe, basse et Cécile, mezzo), des petites frappes (Claire, soprano colorature et Charles, ténor, les deux enfants du précédent), un personnage pasolinien (Fak, contre-ténor) et un rôle muet, Abad (joué par Augustin Dikongue), qui figure le destin.
Campo a, d'une certaine manière, ajouté du merveilleux à cette histoire pathétique. Soulevant par sa musique une action qui s'embourbe souvent, il lui donne une part d'irréalité, alors que les mots de Koltès procèdent du réalisme le plus désespérant. Et puis, comme on l'a dit, il a souhaité manager des plages de chant, donc permettre à ses personnages de ne pas toujours patauger dans leurs angoisses. Il est rare aujourd'hui que les compositeurs fassent à ce point confiance au pouvoir de la forme close, et on se réjouit d'entendre un septuor, et surtout un trio féminin d'autant plus frappant que les trois personnages, sur la scène, sont situés sur trois hauteurs différentes, comme trois voix visuellement étagées.
Bien sûr on est pas tout à fait chez Richard Strauss, et on aurait aimé que Régis Campo aille plus loin et interrompre plus souvent son récitatif, mais on ne pourra pas faire à Quai Ouest le procès de la monotonie. D'autant que l'orchestre est traité de manière chatoyante, avec un instrumentarium traditionnel de fosse, auquel s'ajoutent deux synthétiseurs et deux guitares qui, frottées avec un archet, produisent, elle aussi, des sonorités poétiques. On ajoutera que les références de Campo - des répétitifs américains (pour la pulsation) à Ravel et Sibelius (pour le souci du relief), en passant par le blues et quelques souvenirs de rock archaïque - sont le gage de l'énergie d'une partition qui ne manque pas de souffle, et que Marcus Bosch dirige avec une précision gourmande.
Des sept personnages qui chantent, aucun n'est prépondérant. Paul Gay introduit l'action avec son autorité coutumière, altérée par une grand mélancolie, cependant que Mireille Delusnch est crispante, donc excellente, dans un emploi de femme hystérique qui ne sait quoi faire dans pareille galère. sa voix contraste avec bonheur avec celle de Marie-Ange Todorovitch, dont la Cécile ne se dessine vraiment que lorsqu'elle mélange les langues et incarne un mémoire indéfinie, à la fois espagnole et indienne.
Claire est présentée comme une colorature, mais Campo aurait pu tirer un meilleur parti de ce type de voix, même si Hendrickje Van Kerckhove est irréprochable. De même, quand on connait les possibilités de Fabrice Di Falco, on est un peu frustré par le rôle de Fak, dont le compositeur aurait pu faire un ange et un démon (Koltès lui-même?) d'une tout autre violence.
Julien Behr, très engagé, met peut-être pas assez de dérision dans ce mélange de crapulerie et d'irrésolution qui caractérise Charles, mais Christophe Fel est parfait en père indigne. Un choeur invisible, doux et incantatoire, vient nimber toutes ces voix qui chantent le dégoût de soi et des autres, et contribue à la rédemption du texte par la musique.
La mise en scène de Kristian Frédric est d'une grande sobriété, sans emphase ni surprise, même si Fabrice Di Falco a tendance à surjouer les mauvais garçons, et Hendrickje Van Kerckhove les fausses candides, avec ses genoux rentrés à l'intérieur. Il faut dire qu'on a vu beaucoup de productions, depuis vingt ans et plus, qui se passent entre des murs noircis et des eaux sales ! En l'occurrence, le décor de Bruno de Lavenère, avec ses lumignons inquiétants, ses passerelles métalliques, ses tags aux trois quarts effacés, est un modèle du genre. On ne voit pas d'arbre surgi des murs pour le faire respirer, mais il est vrai que Quai Ouest ressemble à une mort lente dont Régis Campo aurait réussi à écrire le requiem.
Christian Wasselin
Opéra Magazine, n°100 - novembre 2014
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